L’Allemagne prépare la sortie de crise et la succession de Mme Merkel

Face à la crise du coronavirus, les Allemands, comme le reste des Européens, sont appelés à la patience. Alors que le débat sur la stratégie de sortie de crise a commencé, la coalition au pouvoir doit répondre à plusieurs questions. Peut-on entreprendre la relance avant que le virus ne soit vaincu ? Comment assurer la cohérence des actions du gouvernement avec celles des Länder ? Quel est le rôle de l’Union européenne quand les Etats membres ont du mal à définir une réponse commune ? En même temps, comme la politique intérieure ne perd pas ses droits, les partis préparent la succession de Mme Merkel à la chancellerie.

Trop imbriquées pour être équilibrées

Angela Merkel est absente mais elle est de retour ! Par podcast depuis son domicile à Berlin, où elle s’est confinée volontairement (son médecin a été testé positif au covid-19, elle-même, entre-temps, a été testée négative trois fois), elle s’est adressée aux Allemands le 28 mars, en les remerciant pour la discipline avec laquelle (à quelques exceptions près) les mesures strictes décidées le 23 mars sont respectées et en leur demandant de la patience. La fin de la crise n’est pas encore en vue – loin de là. Mais le débat sur la stratégie de sortie de crise a commencé – un débat que la chancelière trouve prématuré. Elle s’interdit de créer de faux espoirs. Les restrictions imposées le resteront jusqu‘au 20 avril, déclare son ministre Helge Braun, chef de la chancellerie. Cela a été confirmé par la chancelière et par les 16 chefs de gouvernement des Länder en visioconférence le 1er avril. Le 14 avril, après Pâques, ils se réuniront à nouveau virtuellement pour décider de la prochaine étape.

Tout comme la France, tout comme l’Italie et l’Espagne, l’Autriche et la Suisse, tout comme l’ensemble de l’Europe, comme l’Amérique et comme le monde entier, l’Allemagne se trouve confrontée à un défi inédit, un défi sanitaire à l’origine, avec des conséquences gravissimes dans tous les domaines de la société et de la vie publique : économiques, politiques, européens, internationaux. C’est un défi qui évolue très rapidement et qui oblige chaque acteur, où qu’il soit, à s’organiser au jour le jour, à s’adapter et à se réadapter constamment. Un test non seulement pour nos systèmes de santé publique, mais aussi pour nos systèmes politiques – et pour l’Europe.

La santé d’abord, l’économie ensuite ?

Les défis majeurs en Allemagne sont au nombre de trois. Un premier débat se résume ainsi : la santé d’abord, l’économie ensuite ? Ou bien : peut-on commencer la relance économique avant que le virus ne soit vaincu ? Un deuxième débat est politique : comment assurer une approche non-partisane du problème et la cohérence des actions du gouvernement fédéral avec celles des Länder ? Enfin, il y a le contexte européen et international : quel est le rôle de l’UE quand on voit les Etats membres suspendre des droits communautaires comme la libre circulation des personnes et des biens, et préparer chacun d’énormes programmes de soutien aux économies nationales ? Et comment la crise du coronavirus change-t-elle la donne du système international à long terme, par exemple les conditions de de la rivalité entre la Chine et les USA ?

Les confinements actuels pour combattre le virus, moins stricts qu’en France, sont généralement bien respectés, mais des voix s’élèvent pour demander quand cela va finir. Il a fallu du temps avant qu’une majorité de gens ne comprenne et n’accepte que des restrictions généralisées sont nécessaires pour ralentir l’épidémie - mais pour un temps limité. Pour l’économie, pour les milliers de PME, pour le commerce et les services qui sont sévèrement touchés par l’interdiction de leurs activités, il serait important d’avoir une perspective, de pouvoir se faire une idée du moment où ils pourront redémarrer. Mais c’est toujours l’incertitude complète face à l’évolution de cette pandémie, avec un nombre d’infections et de morts qui continue à grimper chaque jour. Le virus n’est pas encore vaincu. Difficile de garder patience.

Il est certain que les conséquences économiques seront lourdes. La demande et la production d’un grand nombre de biens et de service se trouvent en chute libre. Le nombre de chômeurs va augmenter de manière significative, pour la première fois depuis une décennie. Le nombre de demandes de chômage technique a déjà explosé en quelques jours. Le gouvernement fédéral a été autorisé par le Bundestag à emprunter 156 milliards € pour venir en aide aux entreprises et aux employés – et à garantir des crédits bancaires jusqu’à 400 milliards. A cela s’ajoutent des programmes similaires des Länder. Globalement, plus de 1000 milliards d’euros seront disponibles. Pour les économistes, il s’agit d’éviter le pire, une dépression prolongée, afin de pouvoir relancer les activités rapidement dès que possible.

Une coalition mal aimée et remarquablement unie

Mais pour l’instant, ce sont toujours les experts virologues et les spécialistes de la santé publique qui dominent le débat public. La santé avant l’économie, c’est le mot d’ordre – jusqu’à nouvel ordre. Jusqu’au 20 avril, c’est sûr. Avec en priorité la protection des soignants qui est loin d’être faite, mais qui est essentielle pour le combat médical. Jusqu’au ralentissement vérifié des infections, c’est pratiquement sûr aussi. Actuellement, le nombre d’infections double tous les 6 à 8 jours ; le gouvernement veut arriver à un doublement tous les 10 à 14 jours avant de commencer à relâcher ; les experts parlent de 21 jours. Quand viendra le début de la fin des restrictions ? Personne ne le sait. Le choix sera un choix politique.

Et ce sera un choix difficile. Jusqu’à maintenant, le gouvernement fédéral, cette „grande coalition“ mal aimée, avec une chancelière qui s’est faite rare sur la scène politique nationale après avoir quitté la présidence de son parti, la CDU, et annoncé la fin de sa carrière politique en 2021 au plus tard, cette coalition réussit à démontrer une cohésion remarquable. L’opposition, à l’exception de l’extrême droite de l’AfD, s’est rangée derrière sa politique. Quant au gouvernement, il cherche visiblement à bien expliquer sa politique et à éviter tout clivage partisan - avec succès pour l’instant.

Le gouvernement cherche aussi à coordonner ses actions avec celles des Länder. Car il faut savoir que, pour une grande partie des mesures décidées, ce n’est pas le gouvernement fédéral qui en est responsable, mais les gouvernements des Länder. Mme Merkel ne peut rien décider seule, comme le proclame en France le président Macron dans ses discours télévisés („j’ai décidé“). Ce sont les Etats fédérés qui disposent de l’autorité et qui contrôlent les administrations dans les domaines de la santé, de l’éducation (fermeture des écoles, etc.), et de la police ; ce sont eux qui prennent les décrets interdisant des activités économiques, culturelles ou privées dans l’espace public. Les mesures prises ne sont pas identiques dans toute l’Allemagne, mais elles le sont presque. La coordination fonctionne bien.

Les jeux politiques continuent

Et pourtant, les „jeux“ politiques ne s’arrêtent pas complètement. La CDU, parti de la chancelière, est toujours en quête d’un nouveau président après la démission d’Annegret Kramp-Karrenbauer (AKK). Un congrès extraordinaire avait été convoqué pour le 25 avril – mais il a été reporté sine die. Des trois prétendants, Armin Laschet, le ministre-président de la Rhénanie du Nord-Westphalie, se trouve parmi les chefs de gouvernement, gestionnaires de la crise, qui dominent la scène politique actuellement. Celui qu’il veut installer comme son premier adjoint, le candidat malheureux de 2018 Jens Spahn, est le jeune ministre de la santé, en première ligne du combat dans cette crise ; sa cote de poularité est aussi en hausse. Les deux autres candidats, Friedrich Merz et Norbert Röttgen, sont un peu marginalisés. Voilà déjà deux gagnants politiques de la crise.

Du côté du SPD, parti du vice-chancelier, les deux co-présidents du parti, élus début décembre, ne sont guère visibles. En revanche, le vice-chancelier Olaf Scholz, candidat malheureux à la présidence en décembre et toujours ministre des finances, gère, avec le ministre de l’économie, les efforts de sauvetage de l’économie et de relance après la crise. Le visage du SPD dans la crise, c’est lui. Le parti s’en souviendra quand il devra désigner son candidat à la chancellerie l’année prochaine. Un autre gagnant politique.

La gestion de cette crise profonde fait donc partie du jeu pour savoir qui sera le prochain chancelier. L’ère Merkel sera définitivement terminée et la „grande coalition“ aussi. Fait partie aussi de ce jeu Markus Söder, ministre-président de la Bavière, qui est aussi président de la CSU, parti frère bavarois de la CDU. Il aura son mot à dire sur le choix du candidat à la succession d’Angela Merkel. Il a déjà fait savoir que celui qui sera élu président de la CDU prochainement ne sera pas automatiquement le candidat de „l’union“ des deux partis à la chancellerie. Ayant confirmé plusieurs fois qu’il n’a aucune ambition personnelle d’aller à Berlin, il augmente le prix. Parmi ses collègues des autres Länder, il se présente comme le gestionnaire de crise audacieux et déterminé qui se fait un plaisir d’aller de l‘avant, d’annoncer des mesures un ou deux jours avant les autres. Lui aussi profite de cette crise – politiquement.

Ainsi, face à la grave crise du coronavirus, l’Allemagne se trouve dans une situation politique bien particulière. Les actions et les mesures prises par le gouvernement pour combattre la pandémie sont approuvées par l’immense majorité des gens (75% sont contents, 20% demandent encore plus), parce que ce gouvernement se présente comme compétent, déterminé et uni, laissant de côté les jeux politiques habituels. En même temps, cette même politique produit déjà des effets importants sur le jeu politique qui, bien sûr, continue bien au-delà du virus. Dans les sondages les plus récents, l’union CDU/CSU a gagné entre 5 et 9 points, alors que le SPD ne progresse que modestement (2 à 3 points). Les Verts reculent un peu (de 2 à 4 points, tout en restant en deuxième position, devant le SPD), de même que l’AfD (3 à 5 points), qui, dans un des sondages, se voit même en-dessous des 10%.

L’Europe sans réponse commune

Les divergences au sein de la coalition commencent à apparaître quand il s’agit de prendre position par rapport à l’Europe. L’UE n‘a pas présenté de réponse commune à cette pandémie qui touche tous les Etats membres, dont deux d’une manière particulièrement grave, l’Italie et l’Espagne. Mais toute l’Europe souffre. Pourtant, la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, n’a pu que déplorer, devant le Parlement européen, l’absence d’actions communes. En gérant mieux la circulation transfrontalière et en présentant des propositions pour relancer l’économie européenne, la Commission s’efforce de rattraper le retard initial, dû en partie du fait qu’elle n’est pas compétente en matière de santé – d’où la perception d’un manque de solidarité européenne qui commence à peser. Il n’est pas sûr qu’elle réussisse. Mais elle est compétente en matière économique et elle est gardienne des traités.

Or, la crise du coronavirus met en jeu le projet européen tout entier. D’une part, la Hongrie et la Pologne, encore une fois, ont profité de la crise pour s’éloigner encore plus des principes fondamentaux communs de l’Union, la démocratie et l’Etat de droit. Jusqu’où les autres Etats membres veulent-ils laisser aller ces deux pays avec leurs régimes de plus en plus autoritaires avant de les appeler au respect des règles démocratiques ? Et que va faire la Commission ? D’autre part, l’Union ne se donne même pas la peine d’essayer de coordonner une coopération des Européens avec le reste du monde. Alors, il sera d’autant plus dur pour l‘UE de s’établir comme acteur stratégique dans un monde dominé par les grandes puissances, la Chine et les USA d’abord, qui, profitant de cette crise, continuent leur guerre de propagande sans trop faire attention à l‘Europe.

Mais, surtout, le principe de solidarité, auquel font appel tous les responsables politiques au niveau national, ne semble pas prévaloir au niveau européen face aux défis économiques. Les vieux démons de la crise de l’euro, autour des principes de discipline budgétaire (austérité) ou de flexibilité (déficit), réapparaissent. C’est dans ce contexte que l’unité actuelle de la coalition risque des fissures. Le ministre de l’économie, Peter Altmaier (CDU), a déjà dit „non“ aux corona-bonds, proposés par l’Italie, la France et d’autres. Le ministre des finances, Olaf Scholz (SPD), s’est abstenu de répondre à cette proposition tout en misant sur l’utilisation du Mécanisme européen de stabilité pour appliquer la solidarité. En revanche, un bon nombre d’économistes, qui ont été contre les „eurobonds“ en 2009/2010, en soutiennent aujourd’hui l’idée. De toute évidence, les deux ministres n’ont pas intérêt, actuellement, à se diviser sur cette question et à mettre en danger l’image d‘unité. Ils savent que la crise économique, qui suivra la crise sanitaire, touchera toute l’Europe, tellement nos économies et nos sociétés sont intégrées. Aucun des pays membres ne va pouvoir s’en sortir si les autres ne s’en sortent pas. La solidarité n’est pas seulement une question de morale ou de générosité, mais de pure nécessité pour la sortie de la crise.

Bref, le projet européen tout court est en jeu. L‘absence de solidarité entre Européens fait „courir un danger mortel“ à l’Union européenne, a dit Jacques Delors. La secrétaire d’Etat française aux affaires européennes, Amélie de Montchalin, a déclaré dimanche 29 mars que les Européens doivent préparer ensemble la sortie de la crise. „L‘Europe joue sa crédibilité et son utilité,“ a-t-elle dit. Si l’UE „n’est qu’un marché intérieur quand tout va bien, alors elle n’a aucun sens“. Des propos qui donnent à réfléchir.