En se retirant d’Afghanistan, les Etats-Unis confirment qu’ils ne veulent plus jouer le rôle de « gendarme du monde » comme ils l’ont fait si souvent dans le passé. Joe Biden l’a dit clairement en expliquant à ses compatriotes pourquoi les troupes américaines quittent le sol afghan : le temps n’est plus aux aventures militaires, que ce soit en Afghanistan ou ailleurs, pour imposer la « pax americana ». L’Amérique a mieux à faire, pour défendre ses intérêts, que d’intervenir en sauveur suprême là où l’ordre est menacé par des puissances rivales.
« Nous sommes une nation trop longtemps en guerre », a déclaré le président américain. Pour lui, l’ère des opérations armées destinées à renforcer le pouvoir de Washington sur la plus grande partie de la planète est bel et bien révolue. « Nous devons apprendre de nos erreurs », a-t-il ajouté. On ne saurait mieux dire qu’une page est tournée et que l’affirmation de la toute-puissance américaine n’est plus à l’ordre du jour. C’est un moment clé dans l’histoire de l’Amérique.
Certes la première puissance mondiale ne se désintéresse pas des affaires du monde. Elle continuera de lutter, selon Joe Biden, contre le terrorisme islamiste. « Nous n’en avons pas fini avec vous », a-t-il lancé à l’adresse de l’organisation Etat islamique au Khorassan, branche afghane de Daech. Mais les moyens vont changer. Ils n’incluront pas nécessairement une présence militaire continue dans les pays concernés. La diplomatie devra l’emporter sur la guerre. La mutation est considérable.
Le défi chinois
Comme l’écrit dans Le Monde l’ancien journaliste devenu député européen Bernard Guetta, « il n’y a plus de parapluie, plus de protection assurée, plus d’alliances en béton, mais une Amérique qui se détourne du monde pour se tourner sur elle-même ». Pourquoi ce revirement ? Parce que l’Amérique doit d’abord se moderniser et se reconstruire afin de ne pas céder la première place à la Chine. La Chine, voilà le nouveau défi qui met l’Amérique en péril et qui appelle la définition de nouvelles priorités.
Le mouvement a commencé avant l’élection de Joe Biden. Chacun à sa manière, Barack Obama puis Donald Trump ont ouvert la voie. D’un président à l’autre, la nouvelle stratégie a cheminé. Le monde entier a perçu cette évolution, même si elle n’était pas encore vraiment avouée. « Chacun savait, souligne Bernard Guetta, qu’au regard du défi chinois tout semblait désormais secondaire aux Etats-Unis ».
Lorsque Barack Obama a refusé de réagir, en 2013, face à l’emploi d’armes chimiques par le régime de Bachar Al-Assad, il a rendu visible le début du renoncement. Lorsque Donald Trump a brandi le slogan « America First », il est allé globalement dans le même sens. L’arrivée de Joe Biden à la Maison Blanche allait-elle inverser le cours des choses ? Certains ont voulu le croire. Ils ont dû déchanter. Quelques mois après le début de la nouvelle présidence, l’évacuation de l’Afghanistan, préparée par Donald Trump, exécutée par son successeur, acte officiellement la fin d’une certaine idée de l’Amérique.
L’inquiétude des Européens
Tous ceux qui attendent des Etats-Unis qu’ils assurent leur sécurité, notamment à travers l’OTAN, regardent cette nouvelle donne avec inquiétude. C’est le cas des Européens, qui ont en grande partie confié leur protection à Washington, en attendant une lointaine Europe de la défense. Emmanuel Macron est l’un des premiers à avoir dit de l’OTAN qu’elle était « en état de mort cérébrale » . Après le lâchage des Etats-Unis en Afghanistan, l’Europe peut craindre d’être la prochaine victime du repli américain. La France n’est pas la seule à s’en préoccuper.
Londres et Berlin, pour des raisons différentes, ont très mal accueilli la décision de Joe Biden. A Londres, on a pris conscience de la précarité de l’alliance avec les Américains, en dépit de la « relation spéciale » censée unir les deux pays. A Berlin, on a regretté la brusquerie du retrait américain, qui a précipité le départ du contingent allemand. Hors de l’Union européenne, l’Ukraine, dont le président, Volodymyr Zelenski, a rencontré Joe Biden à Washington le 31 août, on redoute également un affaiblissement du soutien américain, dès lors que la Chine devient, plutôt que la Russie, l’ennemi public numéro 1.
L’Europe doit tirer les leçons de cette révision stratégique. « Européens, réveillons-nous ! », exhorte Bernard Guetta, qui ajoute : « Les Américains pourraient un jour préférer, face à la Chine, une Russie forte à une Union inexistante ». On n’en est pas là : l’Afghanistan ne ressemble pas à l’Ukraine, les enjeux ne sont pas les mêmes. Mais l’Europe doit se préparer aux défis de l’avenir. Il lui appartient de s’adapter à un monde qui change en accélérant sa marche vers une défense européenne.
Il ne s’agit pas pour les Vingt-Sept de créer une armée européenne, comme certains d’entre eux en ont caressé longtemps l’illusion, mais de mettre en commun une partie de leurs armements pour développer l’autonomie stratégique qu’ils revendiquent. La crise de l’Afghanistan pourrait être l’occasion de donner un nouvel élan à ce projet. On sait qu’Emmanuel Macron y est favorable. L’Allemagne semble prête à s’y rallier. « Nous devons renforcer l’Europe de telle sorte que nous n’aurons jamais plus à laisser faire les Américains », a déclaré Armin Laschet, le candidat de la CDU à la succession d’Angela Merkel. Si l’Europe ne peut plus compter sur les Etats-Unis, c’est à elle de se prendre en mains.
Thomas Ferenczi