L’Etat est-il de retour ?

La puissance publique est aujourd’hui de retour. Le sera-t-elle encore demain ? Face à la crise du coronavirus, les services de l’Etat sont largement appelés à l’aide, à commencer par les hôpitaux, dont on redécouvre à la fois les vertus et les faiblesses. On ne s’étonnera pas de ces interventions massives. Puisque nous sommes en guerre, comme l’a dit Emmanuel Macron, il est normal que l’Etat mobilise tous les moyens possibles pour nous conduire à la victoire. En France comme ailleurs, l’état d’urgence justifie des mesures inhabituelles, qui vont du confinement, atteinte à la liberté fondamentale d’aller et venir, à l’assistance financière aux entreprises et aux salariés.

L’Etat est donc sollicité sur tous les fronts : les services de santé sont au bord de la saturation mais résistent avec une extraordinaire énergie à l’afflux des malades, les instituts de recherches accélèrent leurs travaux pour mettre au point les traitements et vaccins nécessaires, les finances publiques sont mises à contribution pour tenter de faire vivre une économie mise en sommeil par décision du gouvernement. Et les forces de police sont chargées de sanctionner ceux qui se hasardent à sortir de chez eux sans autorisation.

On est loin de l’Etat minimal vers lequel semblaient tendre les démocraties libérales mais, après tout, à la guerre comme à la guerre ! Que les principes qui régissent en temps ordinaire la vie des nations soient mis provisoirement entre parenthèses quand surviennent des bouleversements majeurs, rien de plus légitime. La question est de savoir si cet effort exceptionnel cessera quand la crise prendra fin ou s’il marquera un tournant durable dans la gestion du pays. Nos Etats entrent-ils dans une nouvelle phase de leur histoire ?

Beaucoup de certitudes sont balayées

Certains s’en inquiètent, soit qu’ils redoutent les effets antidémocratiques de l’état d’urgence, soit qu’ils restent fidèles aux dogmes du libéralisme économique. D’autres s’en réjouissent, en particulier ceux qui dénoncent depuis de nombreuses années les méfaits du capitalisme néolibéral. Beaucoup jugent utile de s’interroger. « Le jour d’après ne ressemblera pas au jour d’avant », a déclaré Emmanuel Macron. Auparavant, le président de la République avait affirmé que « beaucoup de certitudes, de convictions sont balayées, seront remises en cause ».

Le recul souhaitable de la puissance publique dans la gestion économique et sociale, amorcé il y a une quarantaine d’années par Ronald Reagan aux Etats-Unis et Margaret Thatcher au Royaume-Uni, fait-il partie de ces croyances partagées que la pandémie s’apprête à remettre en cause ? La confiance dans les lois du marché à l’ère de la mondialisation va-t-elle laisser place à un regain d’intérêt pour les régulations étatiques, à l’échelle nationale comme à l’échelle internationale ? Pour le dire en termes plus savants, comme l’économiste Thomas Piketty dans Le Monde, « la crise du Covid-19 va-t-elle précipiter la fin de la mondialisation marchande et libérale et l’émergence d’un nouveau modèle de développement plus équitable et plus durable ? ».

Pour ceux qui, comme Thomas Piketty, aspirent à ce changement, rien n’est moins sûr. « C’est possible, mais rien n’est gagné », répond l’économiste. Il est bon de rappeler d’abord que la critique du libéralisme ne date pas d’aujourd’hui et que, si la crise sanitaire lui donne une nouvelle force, elle n’en est pas la cause. Il faut souligner aussi que l’Etat-providence, même affaibli au nom du néolibéralisme, n’a pas disparu de la plupart des sociétés modernes, notamment européennes, et qu’il continue d’y servir d’amortisseur social face aux secousses de la mondialisation.

Entre étatisme et loi du marché

Les appels à l’Etat se sont même intensifiés au cours des dernières années, qu’il s’agisse de renforcer le combat contre le réchauffement climatique, de répondre aux besoins de la protection sociale ou d’assurer la « souveraineté » des autorités publiques dans des secteurs stratégiques dont la pérennité semble menacée par les conséquences d’un libre-échange incontrôlé. Mais il est vrai que ces décisions, souvent tardives et mal appliquées, n’ont pas suffi à inverser la tendance lourde née de la vague libérale qui a déferlé sur le monde.

Cette vague était elle-même une réaction aux excès de l’étatisme qui avait marqué la plupart des pays au lendemain de la seconde guerre mondiale. Des excès poussés jusqu’à la caricature dans les pays communistes qui, une fois libérés du joug soviétique, se sont empressés, à marche forcée, d’aller en sens inverse. La France, le Royaume-Uni, entre autres, ont connu, avec une moindre ampleur, des évolutions comparables. La social-démocratie européenne n’a cessé de se diviser sur le juste équilibre à établir entre l’Etat et le marché. La crise du coronavirus relance avec force ce débat récurrent.

On est sans doute allé trop loin, notamment en France, de François Mitterrand à Emmanuel Macron, en passant par François Hollande, dans l’affaiblissement du rôle et des moyens de la puissance publique, au nom de la « mondialisation heureuse ». On en subit les conséquences face à la pandémie, qui met en évidence les failles du système de santé. Un nouvel équilibre est à trouver, qui donne à l’Etat la place qui lui revient dans un monde incertain.