L’Europe doit protester contre l’assassinat en prison de l’avocat Sergueï Magnitski

Amnesty International et d’autres organisations humanitaires ont organisé, le lundi 11 février à Sciences-Po. Paris, une soirée pour que justice soit rendue à Sergueï Magnitski, mort en prison à Moscou en 2009, en présence notamment de Bill Browder et Zoia Svetova, grand connaisseur des prisons russes et auteur de Les innocents seront coupables (cf Bd Ext ..). Les étudiants de Sciences-Po du groupe de théâtre Rhinocéros ont donné lecture de la pièce écrite par une historienne, Elena Gremina, pour donner la parole à la mère du prisonnier mais aussi au juge, au procureur, au médecin. Bill Browder a obtenu du Congrès américain le « Magnitski Act », qui place sur une liste noire les responsables russes de la mort de l’avocat. Il espère que les Européens suivront l’exemple des Etats-Unis. 

Le 16 novembre 2009 un avocat russe menotté et ligoté était battu à mort dans une prison de Moscou. Dans son travail de fiscaliste pour un grand fonds d’investissement étranger, il avait mis à jour une énorme fraude fiscale qui avait permis à ses auteurs de soustraire 230 millions d’euros à l’Etat russe.

Pour la société qui l’employait, Hermitage, les ennuis avaient commencé dès 2005. Jusqu’alors au mieux avec le pouvoir, son président William Browder, petit-fils d’un célèbre communiste américain, avait été surpris de se voir refuser un visa pour rentrer à Moscou, où il résidait depuis 1999. Il s’aperçut que trois de ses entreprises avaient frauduleusement changé de propriétaire – une pratique courante en Russie. Il a alors proposé aux avocats russes qui travaillaient pour lui de les mettre à l’abri à l’étranger. Huit ont accepté, pas Sergueï Magnitsky, qui croyait à la justice de son pays.

Il avait découvert que les 230 millions d’euros payés au fisc par l’Hermitage avaient été réclamés par les sociétés frauduleusement acquises qui prétendaient ne pas avoir fait de bénéfices et donc avoir droit à un remboursement de cet impôt. Sitôt réclamé, sitôt payé, une telle célérité n’avait jamais été vue dans l’empire. En trois jours l’affaire était réglée.

Sergueï Magnitsky s’est d’abord présenté comme témoin. Mais de témoin il est vite devenu suspect, puis coupable d’un délit inconnu. Il est arrêté et trimballé de cellule malsaine en cellule pourrie. Maltraité, il est tombé malade, gravement. Les médicaments que lui envoyait sa famille ne lui sont jamais parvenus. Des médecins ont fini par promettre de l’opérer. Il a été déplacé d’une prison qui possédait un équipement médical vers une autre qui n’en possédait pas. On l’a placé dans une cellule, et comme il hurlait de douleur, on l’a fait taire, définitivement.

Ces intrigues et ce calvaire ont été racontés avec précision par la presse (voir notamment l’article de Marie Jego pour le monde.fr : http://www.lemonde.fr/europe/article/2012/12/11/affaire-magnitski-l-histoire-sordide-d-un-machiavelisme-d-etat_1804010_3214.html et celui de Denis Macshane dans Libération : http://www.liberation.fr/monde/2013/01/15/contre-poutine-une-loi-magnitski_874235 ).

La pièce écrite par Elena Gremina, « Une heure et dix-huit minutes », le temps qu’a mis Sergueï Magnitski à mourir, raconte avec une précision glaçante l’implication des médecins, juges, responsables pénitentiaires. On se dit : même le médecin ? Oui, le médecin fait ce que les autorités lui disent de faire. Il peut aussi servir de lampiste (la seule personne mise en examen dans cette affaire a été le médecin d’une prison où n’est pas mort Sergeï Magnitski).

Les responsables directs de ces dénis de justice, de ces mauvais traitements, ont tous été promus et/ou décorés. Quant aux exécutants de moindre envergure, il n’a pas été nécessaire de les soudoyer pour qu’ils maltraitent le prisonnier : on pourrait dire que c’est la norme, et si les ordres sont de ne pas donner un verre d’eau chaude à un détenu qui n’a pas mangé depuis plusieurs jours, on ne le donne pas.

Ce n’est pas tout : un procès kafkaïen devrait s’ouvrir le 18 février contre… Sergueï Magnitski. Zoïa Svetova pense que William Browder y sera condamné par contumace et Sergeï Magnitski post mortem. Faut-il inventer un nouveau mot ?

Un « Magnitiski Act » en Europe ?

Bill Browder a obtenu aux Etats-Unis que soit votée une loi interdisant aux responsables directs de ce crime l’accès au territoire américain, et l’achat de biens immobiliers. Le Magnitski Act a été signé par Barack Obama le 14 décembre 2012. C’est la seconde fois qu’est votée aux Etats-Unis une loi punissant des atteintes aux droits de l’homme faites même en dehors du territoire américain. En 1974, en pleine guerre froide, l’amendement Jackson-Vanik liait l’octroi à l’URSS de la clause de la nation la plus favorisée à la possibilité d’émigrer pour les juifs soviétiques.

Cet amendement a été abrogé le jour même de la signature du Magnitski Act. Moscou s’est félicité de cet élargissement des règles du commerce, lié à l’entrée de la Russie dans l’OMC, l’Organisation mondiale du commerce, tout en faisant voter par sa Douma une loi Dima Yakovlev, plus communément appelée par les Russes loi anti-Magnitski, interdisant aux Américains d’adopter des enfants russes. Or il y a 600 000 orphelins en Russie, dont 100 000 dans des orphelinats, et les Occidentaux en adoptaient autant que les Russes. Mais ils adoptaient aussi les enfants malades ou handicapés… Cette loi a choqué, y compris en Russie, mais Vladimir Poutine n’en a cure. La répression a refroidi les ardeurs des manifestants de l’opposition.

Il serait temps que l’Europe se mette au diapason des Etats-Unis. Deux mesures pourraient être dissuasives pour les criminels de ce type – il faut bien comprendre que si l’on parle des responsables « directs » à la fois de ce crime de sang contre la personne de Sergeï Magnitski et des crimes économiques contre les contribuables russes, c’est qu’il y a au-dessus d’eux des responsables très très haut placés. Les refus de visa sont une bonne chose, les interdictions d’acheter des propriétés aussi. Car tout cet argent n’a pas été volé, tous ces crimes n’ont pas été commis pour acheter une datcha dans les environs de Moscou ou de Petersbourg, non, ces gens-là donnent leur préférence à la côte d’Azur, à Paris, à l’Italie, et à Chypre bien sûr, où ils peuvent surveiller leur compte de tout près. Car les 230 millions volés au fisc russe sont parmi les mieux documentés des escroqueries. Il y a neuf pays dans lesquels cet argent a émigré, et plusieurs coopèrent avec les avocats de Bill Broder, Chypre, la Lituanie, la Suisse, l’Italie, la Moldavie… La trace de 135 millions de dollars a déjà été retrouvée.

L’Europe tente de fermer ses frontières à l’argent sale de la drogue et des trafics. Il est urgent qu’elle bloque aussi cet argent-là. Il suffirait qu’un pays de l’espace Schengen prenne, officiellement ou discrètement, une mesure comme le « Magnitski Act » américain pour que les coupables soient interdits de séjour dans l’ensemble de l’Union européenne. François Hollande ira à Moscou le 28 février. Une bonne occasion pour parler de Sergueï Magnitski à Vladimir Poutine.