L’Europe enfin solidaire

« L’acte de naissance d’une nouvelle Europe » : c’est en ces termes enthousiastes et un peu emphatiques que le ministre français de l’économie, Bruno Le Maire, a salué l’accord conclu le 21 juillet à Bruxelles entre les Vingt-Sept sur un ambitieux plan de relance économique, à l’issue d’une longue et laborieuse négociation. Avec lui, de nombreux dirigeants européens, de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, au président français, Emmanuel Macron, ont qualifié d’historique l’étape franchie par l’Union européenne dans sa marche vers une plus grande solidarité entre ses Etats membres.

On a trop souvent entendu les Européens se vanter d’avancées historiques dans la construction de l’Europe pour ne pas accueillir avec un peu de méfiance les marques d’autosatisfaction qu’affichent trop souvent les dirigeants de l’Union européenne sans que leurs actes soient à la hauteur de leurs promesses. Cette fois-ci pourtant on n’hésitera pas à donner raison, malgré les incertitudes qui demeurent et les amendements apportés au projet initial, à ceux qui soulignent l’importance pour l’avenir de l’Europe du compromis signé entre les Vingt-Sept, en réponse à la crise économique à venir dans le sillage de la pandémie.

Des concessions notables

La discussion a été rude autour de la table des négociations et ceux qui résistaient aux propositions de la Commission, elles-mêmes issues d’une initiative franco-allemande, ont fini par obtenir de leurs partenaires des concessions notables. Leur chef de file, le premier ministre néerlandais Mark Rutte, soutenu par ses homologues d’Autriche, de Danemark, de la Finlande et de la Suède, s’est battu avec acharnement, parfois jusqu’au bord de la rupture, pour contraindre ses interlocuteurs, à commencer par Emmanuel Macron et Angela Merkel, à lui accorder de solides garanties financières en contrepartie des efforts consentis en faveur des Etats les plus touchés par la pandémie.

Il a été entendu par ses pairs. Ceux-ci ont accepté de modifier le projet initial en réduisant le montant des subventions (390 milliards au lieu de 500) et en augmentant celui des prêts (360 milliards au lieu de 250) sans que soit modifiée l’enveloppe globale de 750 milliards destinée à financer la relance. Ils ont également consenti à la mise en place d’un mécanisme permettant de contrôler l’usage des fonds par les Etats les plus touchés par la pandémie mais aussi les plus suspects de laxisme. Ces concessions ne sont pas négligeables, mais l’essentiel a été préservé : les Vingt-Sept s’engagent à emprunter ensemble des sommes considérables sur les marchés financiers pour les redistribuer à ceux d’entre eux qui en ont le plus besoin.

Un geste inédit

C’est une réponse d’une ampleur exceptionnelle à une crise sans précédent mais c’est aussi et surtout un geste inédit de la part de l’Union européenne. La mutualisation de la dette, à laquelle s’est ralliée Mme Merkel après l’avoir longtemps combattue, apparaît comme un nouveau pas de nature fédérale – un petit pas, diront les uns, un grand pas, affirmeront les autres - vers une Europe plus intégrée. Cette logique, les Pays-Bas, qui n’ont jamais montré beaucoup d’enthousiasme pour une Europe politique, l’ont à leur tour acceptée, comme l’Autriche et les pays nordiques, leurs plus fidèles soutiens.

Les Vingt-Sept, en dépit de visions différentes de la construction européenne, se sont entendus enfin sur un principe-clé du projet communautaire, celui de la solidarité entre les Etats. C’est peut-être, comme l’assurent certains, le « moment hamiltonien » de l’Union européenne, ainsi nommé par référence à l’homme d’Etat américain Alexander Hamilton qui accéléra, à la fin du XVIIIème siècle, la marche des Etats-Unis vers le fédéralisme en créant, comme secrétaire au Trésor sous la présidence de George Washington, une dette commune aux treize Etats.

Il reste encore beaucoup à faire pour que le tournant esquissé par l’Union européenne soit confirmé et pérennisé. Certains dispositifs, en particulier, demeurent flous, comme ceux qui concernent le contrôle de l’usage des fonds ou le respect de l’Etat de droit. La question des ressources propres qui permettront, le moment venu, de rembourser les sommes empruntées n’est pas tranchée. Il n’empêche qu’une nouvelle forme de solidarité financière est instituée entre les Vingt-Sept et que, selon l’expression de l’ancien premier ministre belge Charles Michel, président du Conseil européen, infatigable médiateur pendant les quatre jours du sommet, « la magie du projet européen fonctionne » encore, sous l’impulsion du couple franco-allemand retrouvé.

Personne n’aurait imaginé il y a quelques mois, avant que ne surgisse la pandémie du coronavirus, que l’Europe était capable de se ressaisir comme elle l’a fait et de contracter une dette commune d’un volume inédit au service des Européens. Faut-il aller plus loin dans l’intégration européenne ? Sans aucun doute. Comme l’a dit justement Jean-Dominique Giuliani, président de la Fondation Robert-Schuman, « ce n’est qu’un début, mais c’est un bon début ».