L’Europe et ses abeilles

La Commission européenne a décidé d’interdire trois molécules entrant dans la fabrication de certains pesticides pour sauver "ses" abeilles. Gilles Lapouge est correspondant à Paris de l’Estado de Sao Paolo.

L’Europe lance la bataille des abeilles. Après quinze ans d’atermoiements et de guerre contre les firmes agro-chimiques, la Commission de Bruxelles a décidé de mettre hors-la-loi trois molécules – imidaclopride, thiaméthoxame et clothianidine – qui entrent dans la composition des insecticides les plus puissants du monde - le Cruiser ou le Gaucho – que les scientifiques tiennent pour responsables de la mort - et on a envie de dire du « génocide » - des abeilles.

Cette date est importante. Elle marque un tournant dans une aventure qu’on peut lire comme un des grands événements historiques de notre temps : la mort, dans les dernières années du XXe siècle, des abeilles. Les abeilles, dans nos campagnes, s’en allaient. Elles nous avaient assez vus. Elles faisaient comme le panda, elles n’avaient plus le goût de vivre. Elles en avaient marre. Elles ne retrouvaient plus le chemin de leurs ruches et elles crevaient dans les prairies. Bien sûr, les mammouths aussi ont disparu et on s’en est quand même sortis. Mais la mort des abeilles est d‘une autre gravité.

L’abeille arrive sur la terre bien avant les hommes et, tout de suite, elle se met au boulot. Elle butine. Quand l’homme débarque, quatre vingt millions d’années plus tard, l’abeille a déjà construit des villes fabuleuses, mieux ordonnées que ne le seront jamais les cités des hommes et si bien gérées que les plus grands philosophes, Platon, Aristote, Saint-Simon, donneront la ruche comme insurpassable modèle de gouvernement aux hommes. Et en plus, elle dorlote l’homme, elle lui offre des montagnes de miel, de cire.

Mais la vraie vertu, le génie, de l’abeille est ailleurs. Elle est la grande fécondatrice. Si elle nous plaque, la terre ne saura plus comment s’y prendre pour entretenir ses fruits, ses feuilles et ses branches. Et que serait une planète, que serait un paysage sans fruits ni fleurs, sans couleurs, un paysage en noir et blanc, comme un vieux film ?

L’abeille est le « grand manitou » de la beauté des choses. Quand elle entre dans une fleur pour en laper le nectar, elle cogne les « pollinies », qui sont pleines de semence mâle. Ensuite, elle va chercher le nectar d’une autre fleur Ses pollinies heurtent alors le stigmate de cette deuxième fleur, ses ovaires, et le tour est joué : la fleur est fécondée. Certes, l’abeille n’est pas le seul préposé à la pollinisation. Le vent aussi fait ce qu’il peut et les colibris mais rien de comparable à la dextérité des abeilles. L’abeille est le peintre de notre monde, mais également son régisseur, son tisserand, son brodeur. Elle est la couturière de cette magique tapisserie que sont nos terres, nos paysages, nos vergers.

La fécondation des fleurs par les abeilles est un des plus profonds secrets de la Création. Comment entendre les épousailles fastueuses entre la fleur et l’hyménoptère, ces deux créatures incompatibles, et interdites l’une à l’autre puisque Dieu ( ou les dieux ) non sans sagesse, avaient défendu que s’accomplisse la procréation entre deux individus appartenant à des espèces différentes ?

Certes, l’âne aussi viole cette loi de Dieu puisqu’il fabrique des mulets en aimant des juments. Mais, l’audace de l’abeille est bien plus vertigineuse : elle ne se contente pas de procréer, comme le fait l’âne, avec un être d’un autre genre ou d‘une autre famille. Elle aime un être d’un autre règne qu’elle. Elle assure les noces invraisemblables et fabuleusement fécondes, du végétal et de l’animal Cette fécondation de la fleur par un animal est un des plus lointains secrets de la Création.

Que cette fécondation soit interdite par la Loi naturelle – ou par Dieu - n’inquiète pas l’abeille. Elle s’en fiche. Elle aime les fleurs, c’est son truc et elle ne s’en prive pas. On a beau lui dire qu’elle n’est pas une fleur, elle n’en fait qu’à sa tête. Elle aime les fleurs comme une forcenée et ça l’enchante et ça enchante la fleur et ça enchante l’univers. Non seulement elle est contente mais encore elle fait du miel, de la cire, du propolis et les couleurs bariolées du monde.

« Le duo d’amour, dit Ernst Junger, entre deux êtres que différencient à tel point leurs formes et leurs degrés de développement a du s’attester un jour, comme par un coup de baguette magique, par d’innombrables noces. Les fleurs prennent la forme d’organes sexuels singulièrement adaptés à des créatures qui leur sont entièrement étrangères ». .

Nous avons a peine effleuré le flot de rêveries et de belles images que la décision de la Commission européenne de Bruxelles a fait se lever dans notre tête. Nous avons à peine écarté le voile du tabernacle de l’autre côté duquel s’accomplit, dans le silence, dans la nuit et dans la lumière de la nuit , les invraisemblables épousailles du végétal et de l’animal.