L’Europe face à l’événement

Depuis une dizaine d’années, l’Union européenne traverse une série d’épreuves qui l’obligent à se réinventer si elle veut échapper au déclin. La machine communautaire, qui tournait à peu près rond depuis un demi-siècle dans la relative indifférence des opinions publiques, a semblé s’enrayer face aux crises successives qu’elle a subies. Crise de l’euro, crise des migrants, Brexit, crise ukrainienne : face à ces divers défis, qui ont souligné à l’envi ses faiblesses et ses divisions, elle s’est rendu compte de l’inadaptation des pratiques et des méthodes sur lesquelles elle s’appuyait jusque-là pour assurer le fonctionnement du grand marché, son objectif majeur et son principal succès à ce jour. Il lui fallait donc changer ses façons de faire en allant jusqu’à mettre en question certains de ses dogmes fondateurs.

Dans les situations d’urgence que l’Union européenne a dû affronter au cours des dernières années, l’application de ses règles traditionnelles ne suffisait plus. L’imprévisible appelait une autre démarche, plus créative, plus audacieuse, hors des sentiers battus et des techniques éprouvées. Face à l’événement, les Européens étaient invités à essayer de nouvelles approches, même lorsque celles-ci leur paraissaient contraires à l’orthodoxie. Le philosophe néerlandais Luuk van Middelaar, qui fut le conseiller de l’ancien président du Conseil européen Herman van Rompuy et, à ce titre, un des acteurs de ce changement, l’a théorisé, dans un livre récemment paru, Quand l’Europe improvise (Gallimard, 2018), en montrant comment l’UE a dû passer d’une « politique de la règle » à une « politique de l’événement ».

Bousculer les règles

Si la règle n’apporte pas la réponse à la question posée, l’action politique doit prendre le relais, quitte à bousculer les règles. Faute de trouver dans les traités les solutions espérées, « on en réduit à improviser », explique l’auteur. Improviser ne signifie pas, dans un tel cas, faire n’importe quoi au nom d’un hâtif sauve-qui-peut, mais innover, inventer, créer, à la manière d’un musicien de jazz voué à l’improvisation. On ne passe pas d’un système à l’autre, ajoute Luuk van Middelaar, « par un simple coup de baguette magique » mais on peut avancer dans cette voie. Cette « métamorphose », l’Europe a commencé à l’accomplir pour répondre au surgissement de l’inattendu. Elle s’accompagne, bien sûr, de tensions et même d’échecs, mais elle devient nécessaire lorsque le cadre réglementaire se révèle inadapté.

Le sauvetage de l’euro en 2010 illustre ce tournant politique, même si tout le monde ne s’en est pas aperçu immédiatement. Selon les traités, une clause dite de non-renflouement interdit aux Etats membre de venir en aide financièrement aux autres Etats. La Grèce n’aurait donc pas dû recevoir le concours de ses partenaires européens. Dès le moment où ceux-ci ont reconnu « une responsabilité partagée » dans le maintien de la stabilité de la zone euro, ils ont ouvert une brèche, qu’ils ont aussitôt confirmée en se disant prêts à agir « de façon déterminée et coordonnée » pour préserver la stabilité financière de la zone. Le but était moins d’aider la Grèce que de sauver l’euro, même si les deux idées allaient de pair. Des mécanismes de sauvetage ont alors été mis en place, qui ont permis de sauver l’euro. L’événement l’a emporté sur la règle.

Endiguer le flux des migrants

La crise des migrants en 2015-2016 a été gérée, sinon résolue, d’une manière comparable. L’Union européenne ne manque pas de règles, adoptées au fil des années, sur le statut des réfugiés, les conditions de leur accueil, leurs droits et leurs devoirs. Elle a tenté à plusieurs reprises de mieux réglementer l’immigration et de rapprocher les législations nationales, sans aller jusqu’à les harmoniser, faute d’accord. Face à l’afflux des demandeurs d’asile, elle a même essayé, à l’initiative du président de la Commission, Jean-Claude Juncker, d’imposer aux Etats membres des quotas de répartition obligeant chacun à porter sa part du fardeau. Ces dispositifs ont échoué. Ils n’ont pu contenir ni organiser la vague migratoire. Dès lors l’improvisation, comme dirait le philosophe néerlandais, a repris ses droits, sous la forme d’un renforcement du corps des garde-côtes aux frontières extérieures et surtout d’un accord avec la Turquie pour endiguer le flux.

Troisième exemple : le Brexit. Il a fallu attendre le traité de Lisbonne, en 2007, pour que soit inscrite dans les textes une clause de sortie de l’UE. Auparavant, ce droit à la séparation était presque inconcevable. Il était contraire à la dynamique communautaire. Qui voudrait divorcer d’une union « toujours plus étroite », vouée à accueillir de nouveaux candidats plutôt qu’à perdre l’adhésion des anciens ? Le résultat du référendum britannique a été un choc pour l’Union. Mais elle s’est ressaisie après un moment de panique. Pour éviter la contagion, les dirigeants européens se sont dits « absolument déterminés à rester unis et à collaborer étroitement à vingt-sept ». La négociation a commencé. Place aux rapports de force et aux batailles d’intérêts. Place à l’urgence. « Un moment existentiel » pour l’UE, qui a fait « l’expérience de sa mortalité », estime Luuk van Middelaar.

Dernier exemple : la crise ukrainienne. Depuis l’effondrement du communisme, la logique bruxelloise voulait que les anciens pays sous tutelle soviétique se rapprochent de l’Union européenne, attirés par le soft power européen et par les valeurs de l’Occident. Même les Etats du proche voisinage de la Russie avaient vocation à nouer des liens avec l’UE, voire, à terme, à y adhérer. Mais c’était oublier la volonté de Moscou et son refus de renoncer à sa zone d’influence, en particulier dans les anciens territoires de l’URSS, comme la Géorgie ou l’Ukraine. Pour l’UE, l’élargissement vers l’Est allait de soi. Pour la Russie, elle apparaissait comme une provocation. Le conflit géorgien en 2008 puis la révolte de l’Ukraine, suivie de l’annexion de la Crimée, en 2014 ont obligé les Européens à réagir. « Face à Moscou, l’Union se heurte à une autre façon de faire l’Histoire », souligne le philosophe néerlandais.

On peut déplorer les lenteurs de l’Union européenne, condamner ses erreurs, s’inquiéter de ses insuffisances, mais on peut aussi se réjouir de la voir affronter à bras-le-corps quelques-unes des menaces qui pèsent sur elle. L’Europe est entrée dans une nouvelle phase de son histoire. Elle tâtonne encore et cherche sa voie. Il faut souhaiter qu’elle sache faire la preuve, dans les années qui viennent, de sa capacité d’action dans un monde aussi dangereux qu’incertain.