Caucase et énergie : deux conflits qui expriment l’un comme l’autre le fait que la relation Est-Est, vingt ans après la chute du mur de Berlin et dix-neuf après la disparition de l’URSS, n’est toujours pas fondée sur les règles du droit international, et ne s’est toujours pas normalisée. Les paysages géopolitiques sont toujours en transition et le théâtre se déplace progressivement à l’Est.
Concernant le conflit gazier opposant Kiev et Moscou, l’analyse est aujourd’hui la suivante : pour des raisons purement pratiques et techniques – l’Ukraine disposait d’une infrastructure relativement développée déjà dans les années 1950 — l’URSS privilégiait cette république soviétique pour son transit gazier, qui devait alimenter, dès les fameux accords entre la RFA et l’URSS au début des années 1970, la Communauté européenne. Une relation fiable entre producteur (URSS) et consommateur (CE) s’est ainsi mise en place sans être affectée ni par les crises Est-Ouest des années 1980 (Solidarnosc en Pologne ou invasion de l’Afghanistan) ni par l’effondrement de l’URSS (1991).
Une fois l’URSS disparue, l’Ukraine indépendante, pays par lequel passent 80% des exportations russes, devint un pays de transit. Tout en restant vulnérable et très dépendant des fournitures en hydrocarbures de Moscou, l’Ukraine s’est dotée d’un nouveau levier d’influence : le robinet du trafic de gaz.
La politique ou le marché
Si les « prix d’amis » et autres « prix politiques » allaient disparaître rapidement dans la relation énergétique russo-balte ou russo-tchèque, remplacés par le prix du marché, ils sont maintenus encore aujourd’hui dans de nombreux pays de la Communauté des Etats indépendants (CEI), bien qu’en augmentation progressive. Mais le prix du gaz payé par Kiev représente toujours à peine la moitié de celui appliqué à l’UE.
Le conflit russo-ukrainien porte à la fois sur la dette ukrainienne et son montant exact et sur l’augmentation des prix du gaz ainsi que le tarif du transit. L’UE comme l’OMC soutiennent l’augmentation des prix du gaz dans la mesure où ils sont progressifs et supportables par la fragile économie ukrainienne.
Les acteurs de l’affrontement gazier de ce début d’année sont à la fois étatiques et économiques, bien que les deux soient étroitement liés. Mais le nombre d’acteurs est en réalité beaucoup plus grand et reflète la réalité économique postsoviétique : des traders avec des intérêts politiques et économiques s’interposent dans les négociations à tel point que ces dernières paraissent totalement opaques et qu’un trop grand nombre d’intérêts particuliers rend tout compromis impossible.
Le rôle de l’Europe
L’Union européenne, quant à elle, a d’abord adopté une position neutre considérant que le conflit devait être réglé entre les deux protagonistes. Mais rapidement, face à une situation d’impasse absolue, elle a changé de position, et s’est présentée comme médiateur, envoyant des observateurs le long de gazoducs. Le groupe de coordination du gaz, mis en place en Europe lors de la précédente crise de 2006, prend également part au processus et discute des mesures à appliquer : augmentation de la production norvégienne et néerlandaise, remplacement du gaz par d’autres sources possibles d’énergie, diversification des sources et voies de transit, ainsi que, comme mesure structurelle indispensable, la mise en place des interconnections gazières et électriques au sein de l’UE.
Car ces dernières font hélas souvent défaut, notamment entre les anciens membres de l’UE et les nouveaux membres, empêchant ainsi une vraie solidarité énergétique. L’inversion des flux pour venir en aide aux pays les plus touchés s’avère dans ce contexte un exercice difficile sur un pur plan technique.
Les spéculations autour des raisons du conflit, les objectifs poursuivis par les belligérants, ou encore le « timing » vont bon train. On parle d’un supposé rejet russe de la politique européenne de voisinage (envers les anciennes républiques de l’ex-URSS) ou l’extension de l’OTAN, d’autres évoquent tout simplement les intérêts purement économiques de la Russie voire l’incapacité russe de fournir les quantités de gaz nécessaires.
Que peut faire l’Europe ? Premièrement, les pays européens ont été touchés de manière absolument inégale. Leur dépendance face à la Russie varie fortement : très forte pour la République tchèque, très faible pour l’Espagne, par exemple. Les capacités de stockage et surtout la gestion de ces stocks, qu’il n’est pas obligatoire d’entretenir à la différence de ce qui se passe pour le pétrole, sont également différentes. Mais les plus touchés ont été les pays de l’Europe du Sud-Est et notamment les républiques de l’ex-Yougoslavie : infrastructures défaillantes, marchés très fragmentés, pratiquement pas de production propre en électricité, très mauvaise maintenance des infrastructures et comportement criminel des consommateurs…
Bref, toutes les conditions étaient réunies pour que la région soit plongée dans une situation anachronique, sans chauffage, avec obligation de fermer écoles, entreprises, hôpitaux... La solidarité de la part de l’UE a été sollicitée et obtenue après quelques jours, avec un soutien hongrois et allemand peu remarqué mais qui mériterait d’être souligné.
La crise est loin d’être terminée. Les intérêts des protagonistes, si l’on veut bien les réduire au petit nombre de deux, et aux seuls Etats, sont fondamentalement différents. La Russie souhaitait démontrer que l’Ukraine est un Etat de transit défaillant et de mauvaise foi, et l’Ukraine souhaitait gagner du temps et négocier un prix meilleur que prévu.
Nouveaux rapports de force
A long terme, Moscou souhaite construire des liens directs avec l’UE, sous les noms de South Stream et Nord Stream, et ceci au détriment du passage par l’Ukraine. L’objectif est de faire perdre à ce pays le statut de pays de transit pour le transformer en simple consommateur. Le rapport de force entre Moscou et Kiev est en train de changer en faveur du premier.
Dans ce conflit « fraternel », l’Union européenne doit démontrer sa fermeté -ne pas accepter un tel comportement de la part du producteur comme du pays de transit-, revendiquant ainsi des compensations, comme le président de la Commission européenne Barroso l’a fait. C’est une procédure normale en Europe et une leçon pour les consommateurs de l’ex-URSS qui, aujourd’hui, n’ont pas les droits de ceux de l’Ouest.
Mais l’UE a aussi une responsabilité politique. Née sur le terrain des conflits intra-européens, et notamment franco-allemands, elle peut aider à réconcilier l’Est et l’Est, proposer des solutions transparentes, des critères de fonctionnement, afin que des conflits de ce type appartiennent au plus vite au passé. Il convient d’éliminer du marché du gaz tous ceux qui poursuivent des intérêts particuliers et rendent toute transparence impossible. C’est de la responsabilité des Etats concernés. Construire des liens énergétiques directs ne peut être une solution quand il faut parvenir à fixer et à faire respecter des règles du jeu stables et transparentes, si l’on ne veut pas d’une Europe parsemée de trous noirs, de zones défavorisées, mal gouvernées, sujettes à toutes les aventures.