L’Europe face aux migrants

La question migratoire revient en force en Europe après la décision de la Turquie de laisser partir vers la Grèce les centaines de milliers de réfugiés qu’elle accueille sur son sol depuis la conclusion d’un pacte avec Bruxelles en 2016. Par ce pacte, la Turquie s’est engagée, contre une aide de 6 milliards d’euros, à retenir sur son territoire les migrants venus de Syrie ou d’ailleurs qui voulaient entrer en Europe en franchissant la frontière turco-grecque. C’est cet accord qu’Ankara remet en cause, allant même jusqu’à faire croire aux candidats au départ que la Grèce est prête à leur ouvrir ses portes. Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, parle désormais d’une refonte de l’accord.

Cible de cette manoeuvre d’intimidation, l’Union européenne est menacée d’un nouvel afflux de migrants si la Grèce ne parvient pas à les empêcher de passer et laisse une brèche se creuser dans la « forteresse Europe ». Aussi s’est-elle empressée de renouer le dialogue avec Ankara pour « clarifier », selon le mot de Charles Michel, président du Conseil européen, la mise en œuvre de l’accord et s’entendre avec la Turquie sur son « interprétation ». La présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, qui a reçu le président Erdogan à Bruxelles, s’est voulue apaisante. « Nous reconnaissons que la Turquie fait beaucoup en s’occupant de millions de réfugiés avec notre aide », a-t-elle déclaré.

On peut comprendre la volonté de la Turquie de se libérer en partie du fardeau des migrants qui pèse sur sa population et dont il demande qu’il soit au moins partagé par les Européens. Mais il est clair que le président turc a choisi d’instrumentaliser la question migratoire pour exercer une pression sur l’Union européenne. Il attend des Européens, en les soumettant à une sorte de chantage aux réfugiés, qu’ils lui apportent leur soutien dans le bras de fer qui l’oppose à la Russie en Syrie. Il souhaite qu’ils s’impliquent davantage dans le conflit, au moment où la Turquie constate son isolement.

Une stratégie à courte vue

Pour l’Union européenne, la seule façon de sortir de ce piège serait de mettre enfin en œuvre une politique migratoire cohérente et durable qui lui donnerait les moyens de maîtriser les flux de population venus du Moyen-Orient, sans se soumettre aux caprices d’Ankara. L’accord avec la Turquie a été vivement critiqué par les défenseurs des droits de l’homme, qui ont reproché aux Européens d’appliquer une stratégie à courte vue en se défaussant sur Ankara de la gestion des réfugiés. Il est vrai que le pacte n’a rien réglé au fond. S’il a eu pour effet de réduire considérablement les mouvements migratoires, il a surtout permis aux Européens de gagner du temps pour tenter - en vain - de se mettre d’accord sur un sujet qui les divise profondément.

Comme le souligne l’eurodéputée Sylvie Guillaume, au nom des élus socialistes français au Parlement européen, « c’est l’Union européenne qui s’est mise volontairement entre les mains du président Erdogan, ce qui lui permet de faire un chantage macabre, c’est donc l’Union qui doit trouver des solutions efficaces et prendre ses responsabilités ». Tel est, dit-elle, le « choix central » qui se présente à l’Union européenne. Soit elle continue de « sous-traiter sa politique migratoire aux pays tiers et au prix fort », soit elle applique le principe de la solidarité européenne dans le cadre d’une « démarche migratoire concertée », en mettant en œuvre, dans le cas présent, la directive Protection temporaire, qui prévoit notamment la répartition des demandeurs d’asile, leur accueil, la durée de leur protection.

Mais l’Europe semble paralysée face au phénomène migratoire. « Le lâche soulagement du pacte faustien avec la Turquie en mars 2016 aurait pu être l’occasion d’un répit pour préparer une véritable politique migratoire européenne », estime un collectif de personnalités, dont l’ancien eurodéputé José Bové, dans une tribune du Monde. Il n’en a rien été. Parce que l’extrême-droite xénophobe est au pouvoir dans plusieurs pays d’Europe et parce qu’elle progresse d’une manière spectaculaire dans la plupart des autres, les gouvernements n’ont pas été capables de s’entendre sur la régulation des flux et l’accueil des demandeurs d’asile.

L’inaction européenne a sans doute contribué au pourrissement de la situation. « Fermeture des frontières, externalisation de la gestion des migrations, violation des droits humains, ces reniements n’ont rien résolu », note le collectif cité, qui appelle l’Europe à accueillir les réfugiés, c’est-à-dire à « organiser leur arrivée de manière ordonnée et solidaire » et à « leur offrir abris, nourriture et soins ». Les opinions publiques y sont-elles prêtes ? On peut en douter. Et la menace d’une nouvelle poussée des populismes en cas d’ouverture des frontières n’est pas à écarter d’un revers de main. Ce n’est pas une raison pour renoncer à agir. Il y faudra du courage et de l’habileté. Une fois de plus, le traitement de la question migratoire, qui ne cesse de nourrir la mauvaise conscience des Européens, apparaît comme la grande faiblesse de l’Union.