L’Inde, un partenaire essentiel et difficile

Début septembre, l’AIEA autorisait la levée de l’embargo sur le commerce nucléaire avec l’Inde. La semaine dernière, le premier ministre indien s’est rendu en France pour approfondir le rapprochement UE/Inde, et finaliser des partenariats sur le nucléaire civil. Deux jours après, le Sénat américain ratifiait un accord américano-indien sur le même sujet. Le lendemain Condoleezza Rice se rendait à New Delhi. Une activité diplomatique intense, qui rappelle que l’Inde est l’autre grande puissance émergente de l’Asie, réputée plus proche des occidentaux que la Chine. Mais pas pour autant un partenaire avec qui les relations sont plus faciles.

Les atouts de l’Inde

Elève modèle des émergents, « plus grande démocratie du monde » depuis maintenant 60 ans, géant géographique et démographique (l’Inde a la même superficie que Europe et deviendra le pays le plus peuplé du monde en 2015 avec 1,3 milliards d’habitants), revendiquant une organisation laïque du pouvoir, l’Inde a tout pour développer des affinités politiques avec l’Europe et les Etats-Unis. Sa bonne intégration dans l’économie de marché et le développement d’une classe moyenne très dynamique, anglophone, appuyée sur une diaspora aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne renforce encore ces rapprochements. Les investisseurs quant à eux sont attirés par les taux de croissance de 8 % qui pourraient en faire, selon Goldman Sachs, la 3ème économie du monde en 2025, par les 400 000 nouveaux ingénieurs par an qui prodiguent un réservoir presque inépuisable de jeunes cerveaux à bas coûts (les Etats-Unis n’en produisent que 70 000), ou encore par les 4 million de nouveaux abonnés à la téléphonie mobile par mois.

Attentes déçues

Et pourtant, le premier ministre indien est reparti de France sans que des avancées majeures aient été accomplis dans la négociation du partenariat avec l’Europe, sur les rails depuis 2006. Et pourtant, la secrétaire d’Etat américaine est rentrée d’Inde plus vite que prévu, avant avoir signé l’accord nucléaire, officiellement pour cause d’obligations administratives découlant des vicissitudes de l’adoption du plan Paulson, plus probablement pour se donner le temps de renégocier quelques éléments techniques face à la bronca des détracteurs de cet accord, qui planterait, selon eux, un nouveau (si ce n’est un ultime) clou dans le cercueil du TNP.

Décidément, l’Inde n’est pas un partenaire facile. Plusieurs raisons concourent à cela. D’abord, sur le plan interne, son évolution politique est difficile à prévoir. Si la démocratie semble bien ancrée, elle pourrait ne pas rester exempte d’instabilités sociales, sous l’effet conjugué d’une caste de nouveaux riches dépolitisés qui méprisent la classe politique perçue comme inefficace et corrompue, et de la grande masse des ruraux, des paysans et des sans-terres de plus en plus attirés par les mouvements révolutionnaires faute d’être suffisamment pris en compte. A cela s’ajoute l’accroissement des inégalités tant sociales que géographiques qui ont découlé de la libéralisation des années 1990, d’autant plus difficile à gérer qu’elles se doublent de clivages ethno-religieux : les musulmans étant les principaux laissés pour compte de ce mouvement, des radicalisations se font jour face à ce qui est vécu comme une paupérisation, voire une ostracisation. 

Dépendance énergétique

Sur le plan économique également, des incertitudes persistent. Le décollage de ces dernières années a laissé des questions majeures en suspens. Par exemple celle de la dépendance énergétique, qui ne pourra que s’aggraver face à l’explosion de la demande (l’Inde pourrait devenir le 3ème consommateur mondial d’énergie d’ici 15 ans), sans que l’on mesure très bien les conséquences sur l’économie indienne de l’augmentation de cette dépendance et de la hausse des coûts de l’énergie, et sans que ne soit vraiment prise en compte la dimension sociale de cette demande (dans les zones rurales, la moitié de la population n’a toujours pas accès à l’électricité, quid si les besoins de l’industrie explosent ?). Cette question ne pourra être résolue à coups d’accords sur le nucléaire civil : les besoins sont beaucoup trop grands et les délais de mise en route beaucoup trop longs.

Dépendance alimentaire

Le secteur agricole, quant à lui, continue d’accuser un important retard. Les efforts faits dans les années 1970 et 1980 pour parvenir à une auto-suffisance alimentaire semblent loin. L’état actuel de l’agriculture (sans parler des problèmes posés par la pollution de l’eau) ne permettra pas de nourrir les 17 millions de nouvelles bouches par an sans faire appel à des importations massives. La dépendance alimentaire va donc se renforcer, avec des risques de troubles sociaux si le renchérissement des denrées va trop loin. Cette perspective a déjà été à la source de l’échec de la conclusion des négociations à l’OMC. L’Inde a refusé un partenariat global qui pouvait remettre en cause ses équilibres agricoles, avec des mots très clairs de la part du négociateur indien Kamal Nath : « je ne négocierai pas la vie de 600 millions d’agriculteurs ». Les coopérations avec les occidentaux devront prendre en compte ces données.

Un concurrent sérieux

Dernière source d’incertitude économique, en Occident cette fois : le développement de l’Inde commence à faire peur. L’Inde s’installe dans la « chasse-gardée » des pays industrialisés en développant des services à haute valeur ajoutée et en accentuant ses efforts sur la R&D. Elle détient déjà 65 % du marché mondial de l’informatique off-shore et 30 % du marché des génériques. Voir l’Inde devenir le royaume des délocalisations hi-tech et des centres de recherche n’est pas sans provoquer des inquiétudes dans la classe moyenne des pays occidentaux, qui n’est pas sûr d’en sortir gagnante. Dans ce contexte, les accords en cours de négociation, qui visent à la libéralisation du commerce de 90 % des marchandises, pourraient s’en trouver freinés.

Enfin, sur le plan diplomatique, l’Inde est un partenaire bien difficile. A partir du milieu des années 1990, les Occidentaux ont cru pouvoir profiter de la volonté de l’Inde de s’affirmer comme puissance sur la scène mondiale. Elle avait besoin des Etats-Unis pour sortir de sa « prison » régionale et devenir un acteur global en refusant de se laisser réduire au face à face avec le Pakistan et en contournant la Chine ; les Etats-Unis y voyaient en retour un allié précieux dans leurs velléités de démocratisation, une « puissance médiatrice » permettant de faire le lien entre l’Occident et les pays en développement, doublé d’une pièce maîtresse dans une optique de "containment" de la Chine.

Realpolitik à l’indienne

Mais ce schéma n’a jamais vraiment fonctionné : l’Inde a toujours refusé de se laisser enfermer dans un partenariat trop étroit avec les Occidentaux qui pourraient la couper d’autres opportunités. En bonne adepte de la Realpolitik, elle a toujours refusé d’exporter la démocratie dans sa région proche, se donnant pour seul objectif le maintien d’une stabilité qui lui profite et ne masquant pas, de temps à autre, des tendances isolationnistes. Dans sa relation avec la Chine, elle s’est distanciée encore plus nettement de l’influence par les Occidentaux, par exemple en relançant l’idée d’un consortium régional Chine-Inde (la « Chindia » selon les mots du ministre du commerce extérieur) qui permettrait d’assurer une cogestion pragmatique du développement en Asie tout en préservant au mieux les intérêts des deux grandes puissances. La Russie quant à elle continuera à être un partenaire privilégié, qui lui permet d’équiper progressivement une armée de 1,2 million hommes et lui assure une partie de son approvisionnement en énergie. Enfin il est peu probable que l’Inde soutienne une position occidentale ferme envers l’Iran, tant elle tient à garder de bonnes relations avec ce pays dont elle a besoin pour gérer ses fortes minorités chiites et pour garder un point d’appui stratégique en Afghanistan face à l’emprise pakistanaise.

Si l’on ajoute à tout cela que l’Inde n’a jamais vraiment abdiqué ses velléités de devenir un des principaux leaders des pays émergents, en s’appuyant s’il le faut sur un certain nationalisme anti-colonisateurs et une rhétorique peu amène envers les Occidentaux, on comprend que, dans un contexte global de glissement de la puissance économique et politique mondiale au détriment des pays occidentaux, l’Inde sera un partenaire important, si ce n’est essentiel, à la seule condition que l’on ne croie pas que la partie est gagnée d’avance et que le sixième des habitants de la planète se pliera bien naturellement à nos désirs…