L’Irlande du Nord toujours déchirée

Il a suffi que soient mis en place des contrôles douaniers entre l’Irlande du nord et le reste du Royaume-Uni pour que la province s’enflamme et que les violences reprennent entre les deux communautés – protestants unionistes et catholiques nationalistes -, comme au temps des « troubles », ces trois décennies d’affrontement qui ont provoqué la mort de près de 3500 personnes entre 1968 et 1998. L’accord dit du Vendredi Saint avait permis le rétablissement de la paix. L’une de ses clauses, considérée comme la garantie d’un retour au calme, était l’ouverture de la frontière entre la République d’Irlande, au Sud, et l’Irlande du Nord, rendant possible la libre circulation des biens et des personnes. Le Brexit a remis en question ce dispositif en séparant de nouveau les deux parties de l’île.

Tandis que la République d’Irlande continue d’être membre de l’Union européenne, l’Irlande du Nord, même si elle a voté à 55,8% contre le Brexit, a cessé d’en faire partie, comme l’ensemble du Royaume-Uni. Dès lors, il devenait nécessaire de redéfinir la relation entre les deux Irlande et en particulier de revoir la question de la frontière, abolie en 1998. Fallait-il rétablir une ligne de démarcation entre les deux parties de l’île au motif que l’une d’elles reste dans l’Union européenne alors que l’autre la quitte, perdant son statut de membre de l’UE ? Les négociateurs du Brexit ont estimé que cette solution serait dangereuse. Ils ont jugé que la réinstallation de contrôles aux frontières risquerait de ranimer les querelles d’antan en multipliant les sources de conflits.

Pour éviter ce périlleux retour en arrière, redouté autant par Londres que par Bruxelles, ils ont donc imaginé de déplacer la frontière en mer d’Irlande, installant ainsi une séparation entre l’Irlande du Nord, qui est appelée à demeurer dans l’Union douanière européenne, et le reste du Royaume-Uni, qui a choisi, au nom du Brexit « dur » voulu par Boris Johnson, de s’en abstraire. Au-delà de ses effets économiques, c’est surtout la valeur symbolique de cette nouvelle frontière qui mobilise en Irlande du Nord les protestants unionistes, attachés au maintien de la province dans le Royaume-Uni et hostiles à tout ce qui la sépare ou la différencie du reste du pays.

Vers la réunification de l’île ?

« Pour un unioniste, dont la raison d’être est l’unité du Royaume-Uni, c’est un cauchemar : l’Angleterre, la « mère patrie », s’est soudain éloignée de l’Irlande du Nord », écrit Eric Albert, l’un des correspondants du Monde à Londres. Dans le camp adverse, celui des catholiques nationalistes, on se réjouit au contraire de tout ce qui rapproche l’Irlande du Nord de la République d’Irlande et qui favorise, à terme, pense-t-on, la réunification de l’île. « Nous pensons qu’un référendum peut être organisé dans les cinq ans », a déclaré Mary Lou McDonald, la présidente du Sinn Fein, le principal parti nationaliste, qui partage le pouvoir à Belfast avec le Parti unioniste démocrate (DUP) de la première ministre Arlene Foster.

Les avertissements n’ont pas manqué, avant le référendum de juin 2016, sur le caractère explosif de la question nord-irlandaise. Deux semaines avant le scrutin, deux anciens premiers ministres, le conservateur John Major et le travailliste Tony Blair, ont lancé, à Londonderry, une mise en garde solennelle. « Renoncez à votre appartenance à l’Europe, mais ne soyez pas surpris si au final nous renonçons accidentellement aussi à notre union », a déclaré le premier. « Si nous devions partir, cela mettrait l’avenir de l’Irlande du Nord en danger, cela mettrait notre union en danger », a dit le second. L’avenir de l’Irlande du Nord a été l’un des enjeux majeurs des négociations entre Bruxelles et Londres, rappelé en permanence par Michel Barnier, qui a conduit les négociations au nom de l’UE. Le « protocole nord-irlandais » a été la réponse à cet impossible imbroglio.

Un siècle après sa naissance, l’Irlande du Nord est une fois de plus en ébullition. Si un calme précaire est revenu après onze nuits d’émeutes, la situation reste tendue. L’accord de 1998 est loin d’avoir mis fin aux conflits identitaires. Ceux-ci resurgissent lorsque l’un ou l’autre des deux camps s’estime lésé ou menacé. La société nord-irlandaise demeure profondément divisée entre ceux qui regardent vers Londres et ceux qui regardent vers Dublin. La persistance des clivages intercommunautaires a fait obstacle à la construction d’une identité nord-irlandaise. L’accord du Vendredi-Saint a instauré une trêve entre les forces adverses mais il n’a pas réglé leur antagonisme historique. Le mieux qu’on puisse espérer est que cette trêve se prolonge. Boris Johnson, qui a multiplié les rodomontades irréfléchies et les promesses inconsidérées, a probablement sous-estimé l’ampleur du problème. Il lui faut désormais s’employer à restaurer la confiance entre les différents acteurs de cette confuse bataille.

Thomas Ferenczi