L’affaire Navalny ; les inquiétudes de Poutine

L’avocat blogueur Alexeï Navalny a été remis en liberté provisoire, le vendredi 19 juillet, après avoir été condamné en première instance à cinq ans de camp pour détournement de fonds. Le tribunal de Kirov (900 km à l’est de Moscou) l’avait, la veille, déclaré coupable d’avoir détourné l’équivalent de 400 000 euros d’une entreprise de bois, alors qu’il était conseiller de Nikita Bielikh, gouverneur libéral de la région de Kirov. Après l’énoncé du verdict, plusieurs milliers de manifestants se sont rassemblés à Moscou et à Saint-Pétersbourg pour protester contre un procès politique visant à mettre hors d’état de nuire un des principaux opposants à Vladimir Poutine.

Deux pas en avant, un pas en arrière. Le pouvoir russe continue d’appliquer la tactique prônée par Lénine, le fondateur de l’Etat soviétique. Après la condamnation à cinq ans de camp de l’avocat-blogueur Alexeï Navalny, qui s’est rendu célèbre pour sa dénonciation de la corruption, le procureur a demandé qu’il soit remis en liberté provisoire en attendant le jugement en appel. C’est un geste extrêmement rare dans la procédure judiciaire russe où les verdicts sont appliqués sans ménagement, particulièrement dans les procès politiques.

Selon des médias russes, la décision du procureur serait le résultat de dissensions au sein de la direction de l’Etat. La veille de sa condamnation, Alexeï Navalny avait en effet été enregistré comme candidat à la mairie de Moscou, contre le maire sortant Sergueï Sobrianine, un proche de Vladimir Poutine, nommé par décret en 2011. Sobrianine a organisé cette élection, qui doit avoir lieu en septembre, pour asseoir sa légitimité. Il aurait même poussé pour qu’Alexeï Navalny ait les soutiens nécessaires à sa candidature afin de donner un vernis pluraliste à son élection. Crédité de 8 à 14% dans les sondages, l’opposant n’avait aucune chance, surtout si l’on se souvient des manipulations qui ont émaillé les élections législatives de 2011 et la présidentielle de 2012. Toutefois, il ne veut pas jouer les faire-valoir du système poutinien et il est fort possible que lui et ses partisans appellent à boycotter le scrutin municipal.

Quel sort le président russe réserve-t-il à Alexeï Navalny ? La tendance naturelle de Vladimir Poutine est de mettre hors d’état ses adversaires quand ils pourraient se révéler des rivaux dangereux. C’est ce qu’il a fait notoirement avec l’oligarque Mikhaïl Khodorkovski qui ne cachait pas ses ambitions politiques. Il a été condamné à deux reprises à un total de onze ans de camp pour détournement de fonds, fraude fiscale et accaparement de biens publics. Il devrait être libéré en 2014 mais il est menacé d’un nouveau procès qui l’éloignerait de la vie publique pour plus longtemps encore.

Alexeï Navalny n’est pas un libéral dans le sens anglo-saxon du terme. Il a frayé un moment avec les milieux nationalistes qui veulent garder « la Russie aux Russes », contre tous les immigrés, notamment caucasiens, qui dénaturent la sainte Russie. Mais il a fait de la lutte contre la corruption qui gangrène tous les rouages du système un cheval de bataille qui lui a valu une grande popularité. Orateur efficace, il a été un des chefs de file des grandes manifestations de protestation contre les fraudes électorales. Il est le représentant type de cette nouvelle classe moyenne, arrivée à l’âge adulte après la chute du communisme, qui a profité d’une certaine prospérité économique mais qui ne contente plus de consommer, qui veut aussi avoir son mot à dire dans la conduite des affaires politiques.

C’est le plus grand danger pour Vladimir Poutine, arrivé au pouvoir en 1999 et qui, grâce aux réformes de la Constitution qu’il a fait adopter par un Parlement aux ordres, pourrait y rester au moins jusqu’en 2024 ! Cependant, l’édifice a tendance à se fissurer, y compris de l’intérieur. L’économie fondée sur la rente énergétique ne suffit pas pour satisfaire les envies de clans toujours plus gourmands et pour distribuer quelques avantages sociaux destinés à étouffer les revendications.

L’épisode Dmitri Medvedev destiné à présenter une façade libérale a tourné court. Après avoir gardé la place pour Poutine pendant quatre ans, le président par intérim est devenu un Premier ministre de pacotille. Encaissant humiliation sur humiliation de la part de son mentor, il voit ses velléités réformatrices tuées dans l’œuf. Ses quelques partisans ont compris qu’ils n’avaient rien à attendre de lui. La frange moderniste du pouvoir prend ses distances, quand elle ne se réfugie pas tout simplement à l’étranger. L’exemple le plus récent est Sergueï Gouriev, un économiste réputé qui occupait des postes officiels, et qui a préféré s’installer en France plutôt que de risquer la prison dans son pays. Des enquêtes pour fraude discale avaient déjà commencé contre lui.

Il avait d’ailleurs averti Alexeï Navalny des risques qu’il encourait en bravant le Kremlin. Mais le héraut de la lutte anticorruption a poursuivi son action en toute connaissance de cause. « Ne vous résignez pas », a-t-il lancé à ses supporteurs après sa condamnation par le tribunal de Kirov.

Dans un pays où la justice est soumise au pouvoir politique, comme vient encore de le déplorer Mikhaïl Gorbatchev après le jugement de Kirov, Vladimir Poutine a le choix entre plusieurs solutions. Laisser Navalny se présenter à l’élection de Moscou pour donner un semblant de légitimité au candidat officiel et souligner la faiblesse de l’opposition ; le faire condamner en appel avec sursis pour lui donner, à lui et à tous ceux qui seraient tentés de suivre son exemple, un avertissement sans frais, ou confirmer le jugement de première instance et envoyer Navalny dans un camp pour cinq ans.

Quelle qu’elle soit, la décision sera de toute manière arbitraire et pas nécessairement la preuve d’une position de force de la part d’un président plus fragile qu’il parait.