L’agenda de l’armée

La démission d’Hosni Moubarak et le transfert de tous ses pouvoirs à un Conseil suprême des forces armées, composé d’anciens caciques du régime, placent l’armée égyptienne au centre du jeu politique pendant la période de transition qui a débuté le 12 février 2011. Compte tenu du contexte et des rapports de force, il n’est pas impossible que l’armée privilégie une entente avec les Frères musulmans, qui demeurent aujourd’hui la force politique la mieux structurée et la plus puissante, tout en respectant les engagements internationaux conclus par l’Égypte. Un article de Pierre Razoux, du Collège de défense de l’OTAN à Rome.

 

L’agenda officiel de l’armée égyptienne est clair :

1- Satisfaire l’attente du peuple égyptien en assurant la transition vers un régime démocratique.

2 - Assurer le respect des traités internationaux afin de conserver l’appui des États-Unis et de l’Union européenne, et éviter une confrontation avec Israël que le rapport de force ne permet pas (cf. l’encart sur les capacités militaires de l’armée égyptienne).

3 - Organiser des élections libres avant la fin de l’année.

4 - Assurer la sécurité des citoyens et maintenir la stabilité du pays.

5 - Préparer le relèvement économique du pays et éviter que la situation matérielle des Égyptiens ne se dégrade davantage.

L’agenda réel est quelque peu différent :

1 - Maintenir l’unité et la cohésion dans ses rangs, car ses chefs savent que puisqu’elle est le reflet de la société, elle est perméable à l’influence des Frères musulmans.

2 - Préserver son rôle d’arbitre de la vie politique égyptienne.

3 - Éviter par tous les moyens la création d’une armée populaire concurrente sur le modèle des Pasdarans iraniens, car ce précédent, comme de nombreux autres, montre qu’une armée régulière finit toujours pas s’effacer devant une armée révolutionnaire.

4 - Préserver ses intérêts économiques.

5 - Préserver l’assistance militaire américaine.

Que pourrait-elle être tentée de faire ?

- Jouer la continuité gouvernementale et gagner du temps pour sécuriser son influence sur l’économie et mettre à l’abri les gains accumulés pendant la période où elle était au service de la famille Moubarak.

- Diviser pour régner en attendant la tenue d’élections générales, afin de s’assurer d’un parlement divisé, renforçant ainsi son rôle d’arbitre.

- Ne pas provoquer de nouvel affrontement violent avec la foule, de peur qu’un nouveau soulèvement populaire n’aboutisse cette fois à l’émergence d’un véritable pouvoir révolutionnaire capable de la marginaliser en créant une armée populaire concurrente, sur le modèle des Gardiens de la Révolution iraniens.

- S’entendre dans un premier temps avec la frange laïque et libérale de la société égyptienne, avec laquelle les responsables militaires partagent un certain nombre de valeurs et d’intérêts, notamment économiques, en privilégiant par exemple la candidature à la présidence de la République d’un homme de compromis issu de cette mouvance. Les généraux peuvent en effet avoir décidé, comme en Turquie, qu’il était temps de remettre le pouvoir à un civil, afin de préserver leur légitimité sur le long terme.

- S’entendre avec les Frères musulmans, en cas d’échec d’une entente avec les libéraux et les laïcs. L’armée égyptienne sait qu’elle pourrait avoir paradoxalement davantage de mal à s’entendre avec des libéraux plus intransigeants sur la nécessité d’un changement de régime, qu’avec des Frères musulmans plus organisés, plus pragmatiques et plus patients. Les généraux pourraient ainsi assurer les Frères musulmans d’une place prépondérante dans le prochain Parlement, d’un rôle accru dans la définition de la politique intérieure, d’une politique conciliante à l’égard du Hamas et d’une meilleure redistribution des prébendes captées par la famille Moubarak. Pour améliorer son image, gagner du temps et injecter des liquidités dans l’économie, l’armée pourrait d’ailleurs choisir de porter l’ancien président devant la justice, ou du moins de trouver une entente avec lui fondée sur le principe de l’immunité familiale contre la restitution d’une partie de l’argent détourné. En échange, l’armée imposerait aux Frères musulmans le respect du traité de paix avec Israël, le renoncement à la présidence de la République et l’acceptation du maintien des intérêts économiques de l’armée dans la société. Les Frères musulmans auraient d’ailleurs tout intérêt à préserver le rôle économique contesté des militaires dans l’économie, sachant que tout ce qui concourt à maintenir la population dans un état de pauvreté endémique accroît sa frustration, renforce le rôle de redistribution sociale de la mouvance islamique et ne fait que jouer en sa faveur sur le long terme, affaiblissant d’autant la crédibilité des autres forces politiques.

- Chercher, pour ses matériels qui sont principalement d’origine américaine et européenne, des sources alternatives d’approvisionnement en munitions et pièces détachées, anticipant par là même un éventuel embargo occidental sur les livraisons d’armes. L’armée égyptienne se trouve en effet devant le même dilemme que l’armée iranienne après la chute du Chah, en 1979, à savoir la nécessité de pérenniser l’entretien et le ravitaillement de ses matériels d’origine occidentale.

- Transférer davantage de troupes dans la péninsule démilitarisée du Sinaï, dans le respect des clauses du traité de paix israélo-égyptien :

- pour s’assurer qu’Hosni Moubarak reste à Charm el-Cheikh, en vue peut-être de sa comparution ultérieure devant la justice égyptienne ;

- pour y maintenir l’autorité du pouvoir central, après l’attentat contre le gazoduc alimentant Israël et la Jordanie, les incidents visant la communauté copte et les trafics instrumentalisés par les tribus bédouines ;

- pour éviter que le Hamas ne prenne le contrôle des points de passage avec la bande de Gaza ;

- pour rehausser son prestige et donner des gages à la fois aux factions nationalistes et islamistes.

Quels seront les facteurs décisifs ?

- L’évolution du sentiment nationaliste égyptien, qui se nourrit d’antiaméricanisme et d’antioccidentalisme.

- La poussée de l’islamisme comme vecteur d’agrégation des frustrations populaires, qui se nourrit lui aussi d’antiaméricanisme et d’antioccidentalisme.

- L’attitude de la communauté copte qui, par son comportement et ses prises de position, peut accroître le sentiment nationaliste et/ou renforcer la rhétorique islamiste.

- L’acceptation par les États-Unis, l’Union européenne et Israël d’une politique étrangère égyptienne qui puisse être indépendante des leurs, dans le respect des traités en vigueur, un peu comme la Turquie s’est émancipée des positions américaines sans toutefois remettre en cause son appartenance à l’OTAN. C’est sans doute là le point le plus difficile à accepter pour les Occidentaux, mais c’est l’un des facteurs majeurs pour éviter que l’Égypte ne s’enracine durablement dans un camp hostile à l’Occident.

- La capacité de l’Occident à développer un véritable « Plan Marshall » pour aider au décollage de l’économie égyptienne, ce qui impliquerait, pour les États-Unis notamment, de changer la nature de leur assistance financière.

- La conclusion d’un accord définitif sur le processus de paix israélo-palestinien, impliquant qu’Israël accepte de faire des concessions réelles sur ce dossier sensible. En effet, le maintien du statu quo, interprété comme une preuve de la duplicité des Occidentaux en faveur d’Israël, ne peut que renforcer le poids des factions islamistes et nationalistes en Égypte et dans l’ensemble du monde arabe.

- La manière dont les autres régimes arabes réagiront à la révolution égyptienne. En d’autres termes, le modèle de la révolte égyptienne va-t-il s’exporter ou non dans d’autres États arabes pour créer une véritable dynamique d’entraînement ?

L’armée égyptienne constitue-t-elle une menace pour Israël et pour les Occidentaux ?

Avec un effectif de 480 000 hommes (900 000 en y incluant les réserves), 3 000 chars, 550 avions de combat, 250 hélicoptères et une cinquantaine de navires, l’armée égyptienne reste théoriquement la plus imposante du monde arabe. Ses réserves de munitions sont importantes, mais ses matériels sont vieillissants et l’entraînement des unités est insuffisant.

Seuls ses 800 chars M-1A1 et ses 230 chasseurs F-16 soutiennent la comparaison avec l’arsenal israélien, mais ils restent incapables de rivaliser avec les armements les plus modernes en services dans les armées occidentales. Ses principaux atouts restent en fait ses forces spéciales et sa capacité balistique fondée sur ses missiles sol-sol Scud-B, Scud-C et Nodong.