La mort subite du général Ahmed Gaïd Salah, chef d’état-major de l’armée et homme fort du régime algérien, ajoute une incertitude supplémentaire à toutes celles que suscite l’épreuve de force engagée depuis près d’un an en Algérie entre le pouvoir militaire et le mouvement de contestation populaire né du rejet de l’ancien président Abdelaziz Bouteflika. On connaît mal son successeur par intérim, le général Saïd Chengriha, commandant des forces terrestres. On sait seulement que le nouveau chef d’état-major est un proche de son prédécesseur dont il était un des hommes de confiance. A travers lui, c’est toujours l’armée qui mène le jeu. Sa nomination ne change pas donc fondamentalement la donne, mais, venant après l’élection du nouveau président de la République, Abdelmadjid Tebboune, elle peut favoriser un nouveau climat.
Deux camps s’affrontent durement depuis la naissance du « hirak », cette énorme vague de protestation qui appelle au changement de régime. D’un côté, des foules de manifestants se rassemblent dans les rues pour dire non au « système » mis en place il y a près de soixante ans, au lendemain de la guerre d’indépendance, par les nouveaux dirigeants. De l’autre, l’armée, commandée depuis 2004 par Ahmed Gaïd Salah, gouverne dans l’ombre au bénéfice des clans qui ont mis le pays en coupe réglée. Aucun des deux adversaires n’est prêt à céder. Les protestataires continuent sans faiblir de manifester pacifiquement pour une transformation radicale de l’Etat. Les militaires, dissimulés derrière la façade d’une présidence civile qui fut incarnée pendant vingt ans par Abdelaziz Bouteflika, n’entendent renoncer ni à leurs privilèges politiques ni à leurs prébendes financières.
L’impasse semble totale entre une vieille bureaucratie arc-boutée sur un passé qui nourrit son immobilisme autocratique et une société civile tournée vers l’avenir, qu’elle se représente comme une « nouvelle indépendance » appelée à remplacer celle qui lui a été confisquée, dit-elle, en 1962. Deux mondes se font face, dans l’incompréhension et la méfiance. L’un s’accroche obstinément à un statu quo qui vise à satisfaire les appétits d’une nomenklatura dont la tactique consiste surtout, depuis la naissance du mouvement de rébellion, à tenter de gagner du temps, au prix de minimes concessions, afin de décourager les contestataires. L’autre s’invente dans une révolution joyeuse, où les femmes, comme les jeunes, ont toute leur place, un mouvement qui n’a pour le moment ni chefs ni porte-parole mais la volonté inébranlable de renverser le « système », sans violence, sans effusion de sang, dans le respect de la démocratie.
Les manifestants ont obtenu un premier succès : le départ d’Abdelaziz Bouteflika, que ses protecteurs militaires ont contraint à la démission alors même que, malade, il s’apprêtait à briguer un cinquième mandat présidentiel. Dans la foulée, les dirigeants algériens ont invité les électeurs à désigner son successeur. Ce sera Abdelmadjid Tebboune, élu dès le premier tour le 12 décembre, un proche d’Ahmed Gaïd Salah, sa « marionnette », disent ses opposants, qui fut brièvement premier ministre en 2017 avant d’être limogé sous la pression de Saïd Bouteflika, frère de l’ancien président. Une bataille d’appareil qui n’a pas suffi à lui assurer une réputation d’indépendance. Les conditions dans lesquelles a été organisé le scrutin présidentiel ont convaincu les acteurs du mouvement que son élection n’était qu’un tour de passe-passe habilement orchestré par le pouvoir et qu’il ne répondait en aucune façon à leurs revendications. Ils campent donc sur leurs positions, refusant ce qui leur apparaît comme un simulacre d’ouverture et appelant à continuer le combat.
Comment sortir de la crise ? Le nouveau président affirme « tendre la main au hirak » qu’il invite au « dialogue » pour une « Algérie nouvelle ». Mais le mouvement conteste sa légitimité et refuse son offre. Il ne veut rien accepter du « système » en place et, pour le moment au moins, rejette toute forme de négociation. L’insurrection citoyenne ne se laissera pas détourner de son chemin. L’armée, de son côté, estime avoir donné des gages de sa bonne volonté en provoquant le départ d’Abdelaziz Bouteflika et l’organisation d’une nouvelle élection présidentielle. Si l’incompréhension persiste, le conflit ne pourra finir que dans la violence et la répression.
L’autre voie, celle de la transition pacifique, dépend de la capacité d’action des deux nouvelles têtes du pouvoir, le président Abdelmadjid Tebboune et le chef d’état-major par intérim Saïd Chengriha, et de la marge de manœuvre que leur laissera l’armée pour aller dans le sens de la démocratisation du régime. Nul ne peut dire encore si ces deux hommes du « système » auront assez d’indépendance d’esprit pour donner la priorité à la recherche de la concorde nationale.