L’heure des règlements de comptes

Alors que l’armée a commencé à évacuer par la force les positions des manifestants dans le centre de Bangkok, comment interpréter les événements en Thaïlande ? Certains parlent d’un affrontement entre classes sociales, opposant l’immense classe rurale pauvre aux élites qui traditionnellement tiennent le pouvoir. Les "Chemises rouges" sont principalement des partisans de l’ancien Premier ministre déchu Thaksin Shinawatra et les militants pro-démocratie opposés aux militaires qui l’ont renversé en 2006. Ils considèrent le gouvernement actuel comme illégitime, car arrivé au pouvoir sous pression de l’armée, après la révocation par les tribunaux de deux précédents gouvernements pro-Thaksin. Article publié dans Cambodge-Soir Hebdo, N° 129, 22 avril 2010. 

Le 10 avril, des officiers supérieurs discutent de la marche à suivre à l’intersection de Khoh Wua. L’état d’urgence a été décrété trois jours auparavant par le premier ministre Abhisit Vejjajiva, à la suite d’une intrusion au sein du Parlement de « Chemises rouges ». La séance a été abandonnée dans la confusion et des ministres ont dû, à l’aide d’une échelle, escalader un mur pour rejoindre, de l’autre côté, des hélicoptères chargés de les évacuer en banlieue, au quartier général du Onzième régiment d’infanterie, siège du gouvernement depuis le début des manifestations, le 14 mars

Les officiers réunis à Khoh Wua ont reçu l’ordre d’occuper une intersection voisine, celle de Phan-Fa, alors le principal centre de rassemblement des Rouges, avec estrade géante, haut-parleurs, village de toile, cantines, toilettes et douches portables. Un immense campement qui regroupe familles venues du nord et du nord-est du royaume, sympathisants locaux, agitateurs, milices et dirigeants du Front uni pour la démocratie et contre la dictature (UDD), le mouvement rouge. Ils réclament la démission d’Abhisit, la dissolution du Parlement et des élections anticipées. L’objectif des militaires est alors de les déloger avant le Nouvel an, le 13 avril.

L’opération n’aura pas lieu. Après la tombée de la nuit, des tireurs d’élite visent le groupe. Des explosions se produisent. Un colonel est tué, un général et un autre officier supérieur grièvement blessés. Les trois hommes sont proches du général Prayuth Chan-ocha qui doit succéder, le 30 septembre, au général Anupong Paochinda à la tête de l’armée de terre, le poste le plus influent des forces armées. La chaîne de commandement est brisée par un acte que le premier ministre qualifie, imprudemment, de « terroriste ». A la suite d’échanges de tirs meurtriers, les soldats reçoivent l’ordre de se replier. Ils abandonnent blindés, armes, munitions. Quelques soldats sont pris en otage par les manifestants, qui finissent par les libérer après les avoir exhibés.

L’avant-veille, Abhisit bannit la diffusion de la chaîne de télévision des rouges, ainsi que plusieurs de leurs sites sur la Toile. Les SMS aidant, des Rouges se précipitent vers l’émetteur de Thai.com, en banlieue, pour exiger le rétablissement des émissions. La réponse des milliers de policiers et de soldats de garde est molle et les manifestants obtiennent satisfaction. Le soir même, toutefois, les militaires réoccupent l’émetteur. A la suite des affrontements du 10 avril (19 manifestants, 5 militaires et un photographe japonais tués), les émissions reprennent.

Le 12 avril, coup de théâtre supplémentaire. A l’issue d’une longue enquête, la Commisssion électorale recommande la dissolution du Parti démocrate, celui d’Abhisit, pour avoir perçu des donations jugées illégales lors des élections de 2005. Les Démocrates dominent la coalition gouvernementale. La recommandation est adressée au bureau de l’Attorney general. Si ce dernier l’approuve, elle sera soumise à la Cour constitutionnelle, qui jugera. La procédure peut prendre entre deux mois et un an. La décision de la Commission électorale, qui est l’objet de pressions ouvertes des Rouges, tend à affaiblir encore davantage un gouvernement déjà en piteuse posture, dont l’autorité est battue en brèche et auquel les Rouges reprochent d’être le produit de manœuvres parlementaires, non d’une victoire électorale.

La crise en cours remonte à fin 2005 quand les Jaunes, mouvement extraparlementaire et royaliste, descendent dans la rue pour protester contre Thaksin Shinawatra, alors le premier ministre le mieux élu de l’histoire du royaume. Leurs manifestations font le lit du coup d’Etat de septembre 2006, au cours duquel Thaksin est limogé. Les militaires rendent le pouvoir aux civils à l’occasion d’élections en décembre 2007. Le parti du clan Thaksin arrive en tête. Les Jaunes reprennent leurs manifestations – occupant le siège du gouvernement et même les deux aéroports de Bangkok – jusqu’à l’intervention d’un tribunal qui dissout le parti parrainé par Thaksin, lui-même en exil volontaire pour éviter la prison à la suite d’une condamnation pour abus de pouvoir.

Le dysfonctionnement du système est patent. Dans la foulée du coup d’Etat de 2006, l’UDD, autre formation extraparlementaire, est formé et les Rouges succèdent aux Jaunes dans les rues. En avril 2009, les Rouges empêchent la réunion à Pattaya, station balnéaire, d’un sommet régional. Toutefois, ayant perdu le contrôle de leurs troupes à Bangkok, ils sont contraints de mettre un terme à leurs manifestations. En mars 2010, ils envahissent à nouveau la capitale, deux semaines après la confiscation, par la justice, des deux tiers des avoirs bancaires de la famille Shinawatra.

Les Rouges, cette fois-ci, sont organisés. Financés au moins en partie par Thaksin, ils ne manquent de rien. Ils semblent bénéficier de complicités dans la police et dans l’armée, ce qui leur permet de connaître à l’avance les mesures décidées par les autorités. Ce qui a été le cas à Khoh Wua. Plus récemment, le 16 avril, quand la police a repéré l’hôtel où cinq leaders de l’UDD passaient la nuit, les rouges ont été prévenus – toujours par SMS – à temps pour pouvoir se rendre sur place et aider leurs leaders à s’enfuir tout en prenant en otage, au passage, deux officiers de police relâchés peu après. L’un des dirigeants rouges a pu s’enfuir de sa chambre au bout d’une corde, devant les caméras des télévisions : des centaines de partisans l’attendaient au sol pour le soustraire à la police. La presse parle de trois sortes de militaires : une majorité, qui obéit aux ordres du commandement ; les « pastèques », à l’uniforme vert et au cœur rouge ; les « cantaloup », vers à l’extérieur et jaunes à l’intérieur.

Entre-temps, les Rouges ont évacué Phan-Fa après avoir établi, à partir du 3 avril, le nouveau point de ralliement à Rajprasong, l’un des principaux centres commerciaux de Bangkok avec ses gratte-ciel, grands magasins et une douzaine d’hôtels de luxe. Un endroit non inexpugnable mais dont les forces de l’ordre ne peuvent reprendre le contrôle sans risquer de sérieux dégâts. Les rouges ont élevé des barricades et placé des camions en travers des avenues pour boucler le quartier et filtrer la circulation. Les grandes surfaces et leurs galeries marchandes ont abaissé leurs grilles. Les Cinq étoiles se sont vidés. A Bangkok, le taux d’occupation des hôtels est tombé à 20%, contre de 70% à 80% en cette saison. Des dizaines de millions de dollars partent en fumée, la bourse vacille, une économie en plein redressement commence à accuser le coup. L’épreuve est rude.

Neuf semaines de manifestations ont débouché sur une situation qui comporte sa part d’irrationalité. Tout le monde se réclame de la démocratie et de la non-violence. Mais les invectives pleuvent, les gestes d’intimidation également. Le gouvernement se réunit dans une caserne. Le premier ministre ne peut pas se rendre à son domicile, il est également persona non grata dans plusieurs villes de province. Si le commandement militaire soutient le gouvernement, le général Anupong n’en a pas moins déclaré, après avoir ordonné le repli des soldats le 10 avril, que la crise devrait être réglée par des moyens politiques, non par la force, et qu’une dissolution du Parlement pourrait être un moyen d’en sortir. Lors d’un échange télévisé surréaliste – deux séances de trois heures – Abhisit a proposé d’avancer d’un an des élections prévues au plus tard en décembre 2011. Les leaders rouges présents ne lui ont accordé que quinze jours pour dissoudre la Chambre.

Afin d’occuper les manifestants, les rouges ont recouru à la magie noire : du sang humain répandu aux portes de l’adversaire pour lui jeter un sort. Très souvent, les campements prennent une allure de carnaval ou de joyeux pique-nique. Face à des rangées de bonzes protestataires, la police a déployé des unités de femmes, sachant que les porteurs de la robe safran n’ont pas le droit d’entrer en contact avec elles. Dans l’intervalle, des pans entiers de Bangkok ont continué de vaquer à leurs occupations tout en bénéficiant de quelques jours supplémentaires de congé. L’état d’urgence, décrété le 7 avril, interdit les rassemblements publics de plus de cinq personnes. Quelques milliers de manifestants sont encore regroupés à Rajprasong.

Entre-temps, ceux qui revendiquent la représentation d’une « majorité silencieuse », les « sans couleur » ou encore les « arc-en-ciel », ont commencé à se réunir à Democracy Monument, à mi-chemin entre Khoh Wua et Phan-Fa, donc sur lieux tenus pendant des semaines par les Rouges, avant de se replier sur un parc plus éloigné, celui de Chatuchak, limitrophe du plus grand marché de Bangkok. Ils sont contre la dissolution du Parlement et le limogeage d’Abhisit. Ils affichent drapeaux nationaux et portraits d’un roi hospitalisé depuis septembre. Ils sont contre les Rouges. Ils sont apparus à la « une » de la presse avant d’en être chassés par le nuage de cendres qui couvre l’Europe. Silencieux pendant des semaines, les Jaunes ont, de leur côté, fait leur réapparition le 18 avril en accordant « sept jours » aux autorités pour rétablir l’ordre et la paix, faute de quoi ils redescendront dans la rue.

Dans la cacophonie ambiante, au milieu des manœuvres et des manipulations, des intimidations et des humiliations, au-delà des professions de foi, un fait sera difficile à effacer : des chefs militaires ont été tués, le 10 avril, lors d’une opération de style militaire, exécutée par des professionnels. Il y a de la volonté de revanche dans l’air. La chasse aux responsables du forfait est ouverte. Vingt-cinq mandats d’arrêt ont été lancés. Pendant de longues semaines, militaires et policiers étaient intervenus sans armes. Les soldats sont de nouveau armés. Leurs cibles : des hommes vêtus surtout de noir, parfois masqués, équipés de fusils ou de lance-grenades, aperçus dans la foule des Rouges. Les « dommages collatéraux » doivent être réduits au minimum.

Dans le pur style de la Guerre froide, un rapport des services militaires de renseignements estime que les éléments armés, dans le camp d’en face, sont recrutés parmi trois groupes : les séparatistes de l’extrême sud du royaume ; des mercenaires originaires des pays voisins ; des paramilitaires entraînés par les « pastèques ». Une alerte générale est décrétée. Elle affecte également les meilleures unités : commandos de fusiliers-marins, escadrons de F-16, fantassins héliportés, parachutistes. Pour avoir réagi avec un temps de retard, le commandement n’en affiche pas moins sa détermination.

Dans la nuit du 18 au 19 avril, alors que les tireurs d’élite de l’armée prennent position dans les gratte-ciel qui dominent Rajprasong, des soldats quadrillent le centre financier et d’affaires de Silom, que les Rouges ont envisagé d’occuper avant d’y renoncer. Armés de leurs fusils d’assaut, protégés par des chevaux de frise, les soldats occupent toutes les intersections du quartier. Ils sont appuyés par vingt-cinq compagnies de la police anti-émeutes. 

Dans un éditorial publié le 19 avril, The Nation, qui ne cache pas son hostilité à l’égard de Thaksin, estime que l’ancien premier ministre et sa clique, « qui se disent les défenseurs de la démocratie, ont peut-être réussi pour le moment à exploiter, à des fins égoïstes, les revendications des Rouges ». Toutefois, ajoute le quotidien anglophone de Bangkok, « personne ne peut nier que les revendications des Rouges ordinaires sont réelles ». Lors de son passage au pouvoir (2001-2006), Thaksin a réveillé les campagnes avec des mesures populistes que, d’ailleurs, les Démocrates continuent d’appliquer depuis leur arrivée au pouvoir en décembre 2008. Les paysans ne veulent pas renoncer à ces acquis et se fichent des bonnes affaires faites ou non par le magnat lors de son passage au pouvoir.

D’un autre côté, au cours des cinq dernières décennies, la Thaïlande s’est considérablement enrichie. Des classes moyennes urbanisées se sont formées. Le tourisme n’y représente plus que de 6% à 7% du PNB. Le royaume est la deuxième économie de l’Asie du sud-est, derrière l’Indonésie. La société est complexe : les réflexes féodaux y cohabitent avec des intérêts bien sentis, la modernité, la pratique de mœurs politiques anachroniques et la désaffection générale à l’égard de la classe politique, ce qui explique pourquoi le débat a gagné la rue et que certains acteurs dégainent. 

A l’heure où cet hebdomadaire se rend sous presse, l’épreuve de force n’a pas encore eu lieu. La thèse d’un complot, préparé de longue main par Thaksin et ses acolytes, gagne du terrain. Si les Rouges ont leur propre ambition de changer la société, d’autres les utilisent comme un paravent à leurs propres projets. Pour avoir joué un rôle prépondérant depuis l’abolition de la monarchie absolue en 1932, l’armée n’a pas l’intention de laisser faire. Le pire n’est pas encore exclu.