L’histoire russe revue et corrigée pour les jeunes

Il semble que pour les Russes et leur premier ministre il y ait une vérité pour l’extérieur et une vérité pour la consommation intérieure. Sous prétexte de lutter contre les « falsifications de l’Histoire », les autorités se livrent en effet à une tentative de réhabiliter la politique de Staline. C’est le cas notamment d’un manuel scolaire officiel destiné aux élèves de première, dont le contenu est ici analysé par Vladimir Ryjkov, ancien député libéral à la Douma, animateur d’une émission de débat sur la radio Echo de Moscou. Cet article a été publié le 1er septembre par le quotidien Moscow Times (Traduit de l’anglais par Boulevard Exterieur).  

Le 1er septembre, le monde entier s’est souvenu comment Hitler, neuf jours après la signature du pacte de non-agression Molotov-Ribbentrop avec Staline, a envahi la Pologne et commencé la Deuxième guerre mondiale. Dix-sept jours après l’invasion de la Pologne par l’armée allemande, l’Armée rouge entrait dans l’est de la Pologne. Le 1er septembre est aussi le premier jour de classe en Russie. Des centaines de milliers d’étudiants ont reçu cette année un nouveau manuel, approuvé par le ministère de l’éducation et de la science qui contient une version hautement biaisée de l’histoire du XXè siècle.

Au même moment, le directeur de cabinet du président russe, Sergueï Narychkine, présidait la première session de la commission présidentielle visant « à contrecarrer les tentatives de falsifier l’histoire au détriment des intérêts de la Russie ». Il a clairement expliqué qu’une des premières tâches de la commission serait de « corriger les manuels ». Le ministère de l’éducation et de la science a commencé ce processus en approuvant L’Histoire de la Russie de 1945 à 2008 pour les classes de première », écrit par Anatoly Danilov, Alexander Filippov et Alexander Outkine. Dans la pure tradition orwellienne, le nom de la maison d’éditions est « Les Lumières » ! Le ministère a approuvé une cinquantaine de manuels mais on peut penser que celui de Danilov, tiré à 510 000 exemplaires, sera lu par une grande majorité des élèves.

Le manuel tente de justifier les crimes de Staline pendant la Deuxième guerre mondiale, y compris la signature du pacte Molotov-Ribbentrop, l’invasion soviétique de la Finlande en novembre 1939 et l’annexion des pays baltes, de la Pologne orientale et d’une partie de la Roumanie. Il est clair que l’Etat russe a de nouveau fait de la grandeur impériale la valeur la plus importante pour le pays et qu’il est prêt à payer ce qu’il faudra et à utiliser tous les moyens pour atteindre cet objectif. Exactement comme pendant la période soviétique, la répression, l’autoritarisme, le militarisme, la création de sphères d’influence et d’Etats satellites sont le prix à payer pour créer une grande nation.

Guerre idéologique

Après avoir lu l’introduction du manuel, on retire l’impression que les ennemis de la Russie sont engagés dans une « guerre idéologique » contre le pays en accusant, faussement, la Russie d’être un pays totalitaire, afin de la diffamer et de déligitimer le grand héritage soviétique de la Russie. Bien plus, en affirmant qu’Hitler et Staline adhéraient à deux idéologies différentes, les auteurs du manuel essaient de rejeter l’idée que le stalinisme et le nazisme avaient les mêmes fondements criminels et totalitaires. Cela les autorisent à « normaliser » le régime soviétique et de prétendre, par exemple, que « l’Union soviétique n’était pas une démocratie, mais qu’en termes de politique et de programmes sociaux, c’était le meilleur modèle d’une société juste pour des millions de gens à travers le monde ».

Une forte admiration pour le régime soviétique est le fil rouge qui court à travers ce manuel et qui sert de base à toutes les affirmations des auteurs concernant les « acquis » (exagérés et fabriqués) de l’Union soviétique et à leur décision d’éluder les crimes et les erreurs tragiques commis par l’Etat soviétique. Par exemple, dans le chapitre consacré à Léonid Brejnev et à Iouri Andropov, il n’est fait aucune mention de la répression menée contre les dissidents politiques, l’envoi des éléments indésirables dans des hôpitaux psychiatriques et les camps de travail. Au contraire, les auteurs s’attardent sur les « résultats spectaculaires obtenus par l’Union soviétique dans le développement des industries énergétiques du pays et les ressources naturelles de la Sibérie ».

Réhabilitation de l’URSS

Il est naturel pour les auteurs du manuel de justifier et de glorifier le régime soviétique parce qu’ils définissent les principaux objectifs stratégiques de la Russie en termes de « grand pays » avec un « gouvernement fort ». Atteindre un revenu décent pour les citoyens en créant une large classe moyenne, développer la culture, la science, la technologie et les arts, créer une société civile sur la base des checks and balances,, garantir les droits de l’homme, leur apparaissent tout à fait secondaires. Encore un exemple tiré un manuel : « L’Union soviétique n’a pu jouer son rôle de superpuissance écoutée sur la scène internationale qu’avec son propre sang, qu’en s’en remettant à ses propres forces armées, qui sont devenues les plus puissantes dans le monde, et grâce à la présence des troupes soviétiques dans les pays qu’elles libérèrent après la guerre ». Cet argument est utilisé pour justifier l’installation par le Kremlin de régimes prosoviétiques fantoches en Europe de l’Est après la Deuxième guerre mondiale. Bien plus, les auteurs affirment que ces régimes jouissaient du soutien de leurs peuples, qui exigeaient des réformes socialistes.

La satisfaction des auteurs à propos de la division du monde pendant la guerre froide est si grande qu’ils ne peuvent pas se retenir : « L’empire stalinien et la sphère d’influence de » l’Union soviétique étaient plus étendus que toute puissance européenne ou asiatique du passé, même plus grands que l’empire de Genghis Khan. » Par-dessus le marché, il n’est pas étonnant que les Etats-Unis soient présentés comme les principaux responsables du déclenchement de la guerre froide.

Poutine et la "démocratie souveraine"

Le manuel se termine par un chapitre de 40 pages – un neuvième du livre – intitulé « le nouveau cours de la Russie », qui couvre le règne de Vladimir Poutine. Il inclut des paragraphes comme « La politique de Vladimir Poutine pour consolider la société », « le renouveau de l’Etat » et « Restaurer la force de la politique étrangère russe ». Poutine est présenté comme quelqu’un qui a obtenu des succès spectaculaires dans la lutte contre la corruption, la poursuite des oligarques criminels, la solution des problèmes démographiques du pays, la construction de logements et la réforme de l’économie. Il est important de noter que le chapitre sur Poutine est dû à Pavel Daniline, membre du présidium de la Jeune Garde, un mouvement de jeunesse favorable au Kremlin. Daniline oublie bien sûr de mentionner la baisse de la population, la croissance phénoménale de la corruption, la monopolisation croissante et l’inefficacité de l’économie russe, l’agrandissement du fossé technologique avec les autres pays et la montée de l’alcoolisme. En revanche, Daniline décrit à longueur de pages les composantes de la « démocratie souveraine » à la Poutine.

Le nouveau manuel d’histoire vise à préparer idéologiquement une génération entière de jeunes gens à servir loyalement la classe dirigeante russe. Le problème est que le modèle de capitalisme d’Etat de Poutine est fondamentalement incompatible avec la démocratie et une société ouverte. Même le plus petit degré de transparence risque de miner le pouvoir poutinien. C’est pourquoi l’autocratie russe a un besoin urgent d’un fondement idéologique afin que le peuple accepte la restriction des libertés pour que les dirigeants puissent construire une « grande nation ». A ces élèves à qui on donnera le manuel de Danilov, on apprendra à ne pas poser de questions inutiles et dérangeantes aux dirigeants. Il faut laisser les sages politiciens et les bureaucrates continuer à gouverner le pays et pomper la richesse pétrolière et gazière. C’est ainsi qu’ils veulent construire une Russie forte et prospère, au moins pour eux-mêmes et leurs familles.