LA „DOCTRINE MACRON“, UNE GRANDE ILLUSION ?

Emmanuel Macron est „en désaccord profond“ avec la ministre de la défense allemande, Annegret Kramp-Karrenbauer (AKK), qui est encore présidente, bien que sortante, de la CDU, parti de la chancelière Angela Merkel. La „doctrine Macron“, titre d’une longue interview de la publication „Le Grand Continent“ à la mi-novembre, dans laquelle le président francais exprime ses idées et sa critique d‘AKK, suscite bien des questions des deux côtés du Rhin – des questions qui valent bien d’être discutées, d’être prises au sérieux.

Coopération franco-allemande, mai 2020, ravitaillement d’un Caracal sur KC-130.
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De quoi s’agit-il ? Juste avant les élections présidentielles aux Etats-Unis le 3 novembre, la publication américaine „Politico“ publie une tribune d’AKK, dans laquelle elle présente, entre autres, trois messages à une nouvelle administration à Washington : D’abord – „les illusions d’une autonomie stratégique européenne doivent cesser : les Européens ne seront pas capables de remplacer les Américains dans leur rôle de fournisseurs de sécurité.“ Ensuite : Il y a un „besoin stratégique écrasant d’une coopération transatlantique forte.“ Aussi : „L’Europe demeure dépendante de la protection militaire américaine, nucléaire et conventionnelle, mais les Etats-Unis ne seront pas capables de porter les valeurs occidentales tous seuls.“ C’est dans ce contexte que la ministre propose de continuer à augmenter les budgets de la défense, de conclure un accord commercial ambitieux entre l’Union européenne et les Etats-Unis et de reconnaître l’importance de la dissuasion nucléaire américaine pour le continent européen. Ce sont des propositions qui portent des messages adressés non seulement aux Américains, mais aussi aux Européens en ce qui concerne le commerce, et aux Allemands en particulier, en ce qui concerne la dissuasion nucléaire.

Un contresens de l‘histoire

De toute évidence, ces propos n’ont pas fait plaisir à l’Elyée, où „l’autonomie stratégique européenne“ est au coeur de ce qui est maintenant appelé la „doctrine Macron.“ Depuis son accession au pouvoir en 2017, Emmanuel Macron n’a pas cessé d’en parler, d’essayer d’en convaincre ses partenaires, avant tout à Berlin. Sans succès. Sans aucune formule de politesse diplomatique, il décrit les propos d’AKK comme un „contresens de l’histoire“, qui ne serait pas (heureusement ?) partagé par la chancelière, laquelle „n’est pas sur cette ligne si j’ai bien compris les choses.“ Mais qui aura quitté la scène politique dans un an.

Ce petit commentaire présidentiel, en revanche, a dominé la perception de toute l’interview en Allemagne – et non pas le contexte global dans lequel Macron explique sa „doctrine“, qui est un appel à „penser les termes de la souveraineté et de l’autonomie stratégique européennes, pour pouvoir peser par nous-mêmes et non pas devenir le vassal de telle ou telle puissance et ne plus avoir notre mot à dire.“ AKK lui a répondu immédiatement. Dans une discussion avec le journal „Augsburger Allgemeine“ elle assure la France de son soutien à une approche de défense commune entre les deux pays. Et dans son „discours fondamental“ à l’Université de la Bundeswehr à Hambourg le 17 novembre elle déclare : „Seulement si nous prenons au sérieux notre propre sécurité, l’Amérique le fera aussi. C’est ce que le président francais vient de constater – et je suis d’accord avec lui.“

Quoi donc ? Accord d’AKK avec Marcon ? Ou „désaccord profond“ de Macron avec AKK ? Ou bien les deux ? Il est utile de distinguer.

La ministre de la défense allemande et toujours présidente du parti de la chancelière s‘exprime dans un contexte particulièrement allemand. L’Allemagne peine toujours à s’offrir un débat public sur la situation géostratégique et sur sa place dans le monde. Dans une situation internationale devenue de plus en plus compliquée et conflictuelle, caractérisée par des interdépendances multiples, elle appelle ses compatriotes et „tous les camps politiques“ à former un consensus pour assumer „plus de responsabilité“, et ceci en tant qu’“Allemands et Européens“. Et elle reconnaît que l’Otan et l’UE, les deux socles de la position stratégique de l’Allemagne, se trouvent actuellement dans des états d’“incertitudes profondes“. C’est dans ce contexte que la ministre de la défense rappelle aux Allemands que les Etats-Unis sont l’allié le plus important et qu’ils le seront pour longtemps. Remplacer les 76.000 soldats américains en Europe actuellement coûterait très cher et prendrait du temps, des décennies selon la ministre. L’idée d’une autonomie stratégique de l’Europe „va trop loin si elle porte l’illusion que nous puissions garantir notre sécurité, notre stabilité, et notre prospérité en Europe sans l’Otan et sans les USA,“ dit-elle. Mais „l’Allemagne et la France veulent que les Européens puissent, à l’avenir, agir indépendamment et effectivement quand il faut.“ Ces paroles se veulent rassurantes.

Alors, elle propose de soumettre au futur président Joe Biden un „new deal“ avec les Européens qui s’engagent à continuer à renforcer leurs capacités et leurs budgets de défense, avec l’Allemagne qui confirme sa participation à la dissuasion nucléaire de l’Otan, et avec l’Europe qui développe une stratégie commune avec les Etats-Unis envers la Chine, là „où c’est compatible avec nos intérêts“. La philosophie de ses propos se résume ainsi : „Nous devons devenir plus européens pour rester transatlantiques.“

Au coeur de la refondation de l‘Europe

Le président francais, en revanche, se sert de cette longue interview du „Grand Continent“ pour développer ses idées sur le „besoin de réinventer les formes d’une coopération internationale“ et, dans ce cadre, „de renforcer et structurer une Europe politique“ pour que l’Europe devienne „plus forte, qui puisse peser de sa voix, de sa force, et avec ses principes dans ce cadre refondé.“ L’idée de l‘autonomie stratégique européenne ici va bien au-delà du domaine de la défense et de l’alliance. Elle est le cadre, la condition même de cette réinvention des formes de coopération interantionale, voulue par Macron. Elle est aussi au coeur de la „refondation de l’Europe“, formule clé de sa campagne électorale en 2017.

Ce n’est pas l’alliance avec les Etats-Unis que Macron met en question, qu’il appelle „nos alliés historiques“, avec lesquels „nous chérissons la liberté, les droits de l’homme“, avec qui „nous avons des attachements profonds.“ Mais : „Nous ne sommes pas les Etats-Unis d’Amérique“. Nos valeurs ne sont pas tout-à-fait les mêmes. Nous ne partageons pas les mêmes vues sur le monde. „Nous avons une autre géographie, qui peut désaligner nos intérêts,“ dit le président, en particulier en ce qui concerne la politique de voisinage qui est, pour l’Europe, „l’Afrique, le Proche et Moyen Orient et la Russie.“ Ce n’est pas le cas pour les Etats-Unis. „Il n‘est donc pas tenable que notre politique internationale en soit dépendante ou à la remorque de celle-ci.“

La „doctrine Macron“ de l’autonomie stratégique européenne inclut, également, l’autonomie économique et financière – un élément le plus souvent ignoré dans les débats sur l‘autonomie stratégique européenne en Allemagne. C’est le domaine clé des compétences de l’Union européenne. Ici, le président francais se réfère à l’accord franco-allemand de Meseberg en juin 2018 sur une capacité commune supplémentaire sur le plan budgétaire de l’UE, suivi par l’accord franco-allemand de mai 2020, permettant une „réponse budgétaire“ de l’UE à la crise du Covid-19. Macron voit l’UE maintenant sur le chemin d’une „Union de transferts, reposant sur une signature commune et un endettement commun“ qui serait „un point clé pour bâtir cette souveraineté de l’euro.“ Ce sont des propos difficiles à avaler par les opposants de toute „union de transfert“ en Europe qui sont nombreux et puissants à Berlin. Mais selon le président, „on a avancé sur tout cela. Il y a encore beaucoup de chemin qui reste à faire sur les choix géopolitiques.“

Pour Macron, c’est cela, le sens de l’histoire, auquel il oppose ce qu’il appelle le „contresens“ présenté par AKK. Sens – contresens ? C’est comme cela que se manifeste aujourd‘hui le dilemme presque éternel du „couple franco-allemand“. Les approches d’un côté du Rhin et de l’autre dans la politique européenne et dans nos relations transatlantiques continuent à diverger.

Deux vues sur le monde

A Berlin, c’est le souvenir des Etats-Unis comme “pays de l’espoir et des horizons, de la liberté“, comme le dit AKK au début de sa tribune pour „Politico“, et le souci d’un anti-américanisme grandissant, sans doute nourri par les déceptions dues au comportement très peu amical de l’administration Trump. De là s’explique l’espoir de pouvoir renouer, avec une nouvelle administration, les liens d’amitié, ainsi que le souci de ne pas s’aliéner les Américains avec une „autonomie stratégique“ que Berlin estime illusoire si elle vise la garantie de notre sécurité et de notre prospérité „sans l’Otan et sans les USA.“

En même temps, l’Allemagne cherche toujours à confirmer sa fidélité à l’intégration européenne et à la coopération étroite avec la France. D’où les propos destinés à rassurer Paris ; d’où les paroles sur les „Allemands et Européens“ qui créent l’illusion que ce serait la même chose. C’est cela, le „sens de l’histoire“ pour les responsables politiques en Allemagne – une position toujours percue comme coincée entre l’intégration européenne, qui a besoin du „moteur franco-allemand“, et l’alliance atlantique sous le leadership américain, qui assure la sécurité. Tout cela complété par un élément émotionnel important de gratitude, surtout envers les Américains, et d’amitié, surtout avec les Francais, essentiels après la catastrophe de la deuxième guerre mondiale et pour la réintégration des Allemands dans le monde occidental.

A Paris, c’est l’ambition de „continuer à bâtir notre autonomie pour nous-mêmes, comme les Etats-Unis le font pour eux, comme la Chine le fait pour elle“. Tout en gardant l’alliance avec les USA, Macron voudrait bien établir l’Europe comme acteur géopolitique de plein droit ; maintenir, voir créer sa capacité propre de faire entendre sa voix dans un contexte international caractérisé par une compétition renouvelée entre les grandes puissances – pour que les „valeurs européennes“ puissent se maintenir. Une „Europe plus forte“, c’est le seul moyen pour y parvenir, et pour être plus forte, il faut qu’elle dispose d’une autonomie stratégique au sens large, une autonomie dont ni la France, ni nul autre pays européen ne dispose à lui seul. Mais la „doctrine“ du président n’explique pas qui est, „l’Europe“ ; est-ce l’UE ou bien une structure différente qui est encore à créer ?

Voilà deux vues sur le monde qui ne coïncident pas, mais qui ne s’excluent pas non plus mutuellement. Un débat profond sur les „illusions“ des uns et des autres s’impose. Ceci d’autant plus que la voix d’une ministre de la défense et présidente sortante d’un parti qui a l’ambition d’occuper la chancellerie à Berlin après 16 ans d’Angela Merkel ne suffit pas. On aimerait savoir ce que le futur candidat à la chancellerie en pense, un des trois hommes qui sera désigné à partir du mois de février, peut-être plus tard. Et on aimerait savoir comment Emmanuel Macron compte poursuivre sa „doctrine“ en vue des échéances électorales en France qui s’annoncent difficiles.