Parmi les mesures d’économie que le gouvernement allemand s’apprête à décider, le ministre de la défense, Karl-Theodor zu Guttenberg, a proposé une réduction de 20 à 30% du budget militaire. Pour parvenir à ce chiffre, il propose la réduction de la Bundeswehr à quelque 100 000 hommes (contre environ 250 000) actuellement et la quasi-suppression de la conscription. Cette dernière mesure a peu de chance d’être adoptée car la majorité du Parti chrétien-démocrate tient à maintenir ce lien entre l’armée et la nation, à un moment où les interventions extérieures de la Bundeswehr, notamment en Afghanistan, provoquent un rejet de l’opinion.
Le réarmement allemand au début des années 1950 s’était heurté à une vive opposition, dans la République fédérale elle-même, sans parler de la suspicion suscitée chez ses voisins. C’est cette crainte qui a amené, en 1954, l’Assemblée nationale française à rejeter le projet de Communauté européenne de défense (CED). Le politologue Alfred Grosser soulignait un paradoxe : les Français veulent une armée allemande plus forte que l’armée soviétique (pour les défendre contre l’URSS) mais plus faible que l’armée française (pour qu’elle ne les menace pas). Faute d’Europe, le réarmement allemand s’est fait au sein de l’OTAN.
Cependant, pour la première fois dans l’histoire allemande, l’armée a été soumise à un Etat de droit. Le soldat a été considéré comme un citoyen en uniforme et la Bundeswehr, armée de conscription, comme une « Parlamentsarmee », soumise non pas au bon vouloir de l’exécutif mais aux décisions du Bundestag. A l’intérieur des unités, les soldats ont été dotés de larges droits démocratiques (« innere Führung »). En même temps, l’objection de conscience a été reconnue et la possibilité de pratiquer un service civil largement ouverte.
Les citoyens en uniforme
Pendant toute la guerre froide, la Bundeswehr, qui était la deuxième armée de l’OTAN après celle des Etats-Unis, avait pour mission la défense collective de l’Alliance atlantique et la protection de l’intégrité territoriale de la RFA. Cette mission était ancrée dans la Loi fondamentale.
Avec la fin de la guerre froide et la disparition de la menace soviétique, cette mission a perdu de son importance. Les alliés ont commencé à penser leur sécurité en dehors même du champ transatlantique, « hors zone », pour des opérations de rétablissement ou de maintien de la paix. Pour celles-ci, il n’était plus besoin d’avoir de gros bataillons mais des unités réduites et spécialisées. Cette transformation a placé les Allemands devant des choix à la fois politiques et techniques. Le soldat allemand qui s’engage à « défendre courageusement la liberté du peuple allemand », remplit-il cette mission quand on l’envoie au Timor, en Bosnie, au Congo, voire en Afghanistan ? D’autre part, une armée de conscription n’est pas la mieux préparée pour accomplir ce genre de tâche. D’où la question de la professionnalisation.
Au début des années 1990, l’Allemagne réunifiée s’est tenue à l’écart des conflits post-guerre froide. Pendant la première guerre du Golfe, en 1991, elle a pratiqué « la diplomatie du chéquier » prenant plus que sa part des dépenses du corps expéditionnaire allié mais sans envoyer un seul soldat. Les premières années de la guerre dans l’ex-Yougoslavie, le gouvernement de Bonn plaidait pour une intervention musclée tout en refusant d’y participer militairement. Le chancelier Helmut Kohl avait alors estimé que la Bundeswehr ne devait pas mettre le pied là où la Wehrmacht avait été présente. Ce qui réduisait largement les possibilités d’intervention.
Le véritable tournant
En même temps, l’Allemagne était pressée par ses alliés américains et européens de prendre sa part dans la défense de la sécurité commune, face aux nouvelles menaces nées de l’après-guerre froide. En 1994, le Tribunal constitutionnel donnait une interprétation de la Loi fondamentale permettant les opérations militaires à l’étranger, à condition qu’elles soient décidées dans le cadre de l’Alliance atlantique et qu’elles bénéficient d’une légitimité internationale.
Le véritable tournant est intervenu en 1998-1999 avec l’intervention au Kosovo. La participation de l’Allemagne avait été décidée dans son principe par le gouvernement chrétien-démocrate libéral d’Helmut Kohl. Elle fut entérinée par la coalition rouge-verte de Gerhard Schröder et Joschka Fischer. C’était une sorte de révolution. La gauche social-démocrate et les Verts avaient toujours été pacifistes, au nom de cette conviction : « Plus jamais Auschwitz ! Plus jamais la guerre ! » Face à Milosevic, au massacre de Srebrenica, à la répression anti-albanaise au Kosovo, Joschka Fischer a convaincu ses amis qu’afin de ne plus avoir Auschwitz, il fallait parfois accepter la guerre, tout au moins accepter de s’engager militairement.
Après les Balkans, la participation allemande à des interventions militaires internationales est devenue de moins en moins populaire. L’opinion est restée largement allergique à la chose militaire. Comme le disait naguère, l’ancien président Richard von Weizsäcker « personne n’est intéressé à savoir à nouveau que les Allemands sont de bons soldats ». Et d’abord pas les Allemands eux-mêmes.
Les dirigeants ont de plus en plus de mal à justifier certaines interventions. Cette difficulté se lit dans les raisons chaque fois différentes avancées pour expliquer ces décisions. Ils invoquent tour à tour des raisons historiques, le spectre d’Auschwitz, une « solidarité illimitée » avec l’allié américain, comme le chancelier Schröder après les attentats du 11 septembre, les engagements pris au sein de l’Alliance… Ou encore la sécurité internationale et celle de l’Allemagne : « La défense de l’Europe commence dans l’Hindou-Kouch », avait dit l’ancien ministre (social-démocrate) de la défense Peter Struck. Voire les intérêts de l’Allemagne dans la liberté du commerce, comme l’a fait pour son malheur le président démissionnaire Horst Köhler. Il ne faisait pourtant que répéter mot pour mot les expressions contenus dans le Livre blanc allemand sur la défense de 2006, qui, il est vrai, était passé inaperçu du grand public.
Les députés sont appelés à se prononcer sur chaque engagement et à renouveler chaque année leur autorisation. Les autorités militaires le regrettent, constatant une limitation de leur marge de manœuvre. Elles critiquent surtout le fait que le Bundestag ne se prononce pas seulement sur le principe des engagements militaires mais sur leurs modalités, en particulier sur le nombre maximum de soldats concernés, et sur la nature du mandat. En Afghanistan, la Bundeswehr doit en principe limiter son champ d’action à la zone nord, qui était supposée être la moins dangereuse. Quelques « bavures » ont montré qu’il n’en était rien. Et si le nombre des victimes allemandes (quarante-trois) reste bien inférieur à celui des morts britanniques ou canadiens, les réticences de l’opinion sont d’autant plus forte que la discrétion et l’embarras des autorités politique sont évidentes. Les victimes civiles afghanes provoquent aussi dans l’opinion publique une forte émotion parce que le discours officiel veut que la Bundeswehr ne soit pas en Afghanistan pour faire la guerre mais pour sécuriser une entreprise de reconstruction de routes, d’écoles, de dispensaires, etc. Dans ses conditions, il n’est pas étonnant que plus de 70% des Allemands interrogés par les instituts de sondage se déclarent opposés à l’engagement en Afghanistan.
Professionnalisation et rôle du Parlement
La fin de la guerre froide et la participation à des opérations « hors zone » ont profondément transformé l’armée allemande. Et cette mutation n’est pas terminée. Pour des raisons idéologiques – le lien avec la nation —, il est peu probable que la conscription disparaisse rapidement mais elle va perdre de plus en plus son sens, avec un service militaire ou civil de six mois, d’une part, et d’autre part des unités composées de professionnels et de volontaires, qui devraient être réduites à 40 000 hommes pour des raisons budgétaires. Ce sont ces unités qui seront mises à la disposition de l’OTAN, voire un jour de l’Union européenne, pour des missions internationales. Les responsables civils et militaires allemands sont conscients que les soldats allemands doivent courir les mêmes risques que leurs camarades français ou britanniques pour maintenir la cohésion de l’Alliance. Mais que pour ce faire, ils doivent avoir le même soutien des autorités politiques, du Parlement et de l’opinion.