L’émergence de la Chine fait reculer la pauvreté dans le continent le plus peuplé de la planète. Mais elle est aussi un défi parce qu’elle crée de nouveaux équilibres écologiques, économiques et stratégiques qu’il faut gérer. La Chine jouera elle-même un rôle de plus en plus important dans la mise en place du nouvel ordre économique international d’après la crise, car celle-ci va renforcer sa position relative. Récemment, David Milliband mettait l’Europe en garde contre la naissance d’un G2 entre Washington et Pékin, à moins, disait-il paradoixalement pour un ministre britannique des affaires étrangères, qu’elle ne parle d’une seule voix.
Ce risque était patent lors du premier séminaire global des think tanks du monde organisé à Pékin au début du mois de juillet 2009 à l’initiative du China Center for International Economic Exchanges. Les travaux portaient sur la crise et sur les réponses données par les trois grands acteurs -Amérique, Europe et Chine- aussi bien en matière de relance budgétaire que de règlementation financière et de lutte contre le protectionnisme. L’impression qu’en retire un Européen est celle d’une perte d’influence de notre continent dans son rapport bilatéral avec la Chine et dans la gouvernance globale. En fait l’UE souffre d’un profond déficit d’intégration politique qui lui interdit d’utiliser son poids économique. Mais la montée en puissance de la Chine ne lui laissera pas d’autre choix que de reprendre sa marche vers l’unité qui marque le pas depuis dix ans.
Concurrence entre systèmes
L’industrialisation massive et brutale de la Chine a amené le basculement de l’économie mondiale vers l’Asie et corrélativement la remise en question du pouvoir d’influence des pays de l’OCDE dans la globalisation. Trois problèmes s’ensuivent : la région asiatique connaît une croissance remarquable mais son instabilité géopolitique latente, nourrie par la démographie et par la tension sur les ressources et le climat, représente un facteur d’incertitude pour l’économie mondiale. Ensuite, si la Chine joue à la fois la logique du régionalisme et du multilatéralisme, on ne peut pas déterminer laquelle va prévaloir sur le long terme, intégration globale ou formation de blocs continentaux rivaux. Enfin la Chine, en conjuguant capitalisme de marché et centralisation autoritaire, introduit une donne nouvelle dans une gouvernance globale jusqu’ici fondée sur le modèle occidental de la démocratie de marché et désormais cadre d’une concurrence entre systèmes.
Si la Chine a refait son unité et rétabli l’autorité de l’Etat en recourant à l’idéologie communiste, c’est depuis trente ans le pragmatisme le plus complet qui inspire la politique du PCC, du moins aussi longtemps que l’unité du pays n’est pas menacée et que le monopole de son pouvoir n’est pas ébranlé. Le citoyen chinois n’est pas en reste. Il juge son gouvernement d’abord sur ses résultats : la croissance qui conditionne la création d’emplois pour les ruraux "flottants", l’environnement qui appelle des réhabilitations spectaculaires et les inégalités dont la perception est avivée et rendue insupportable par la corruption. Le PCC s’attaque à ces défis sous la pression d’une opinion de plus en plus prompte à manifester ses attentes et son mécontentement. La tâche de Pékin est d’autant plus ardue que le développement d’une pays de 1,3 milliard d’habitants avec peu de terres arables et de ressources, de surcroît exposé à des désastres naturels, est un défi immense et permanent.
La Chine s’est engagée dans la globalisation par étapes et en payant d’un prix élevé son ticket d’entrée dans un système dominé par les Etats-Unis, l’Europe et le Japon : d’un côté l’adhésion à l’OMC l’a contrainte d’adopter massivement les disciplines de l’économie de marché, restreignant sa marche de manoeuvre, mais nécessaire pour rassurer les investisseurs étrangers : de l’autre la stratégie de la "Chinamérique" l’a amenée à financer par son épargne le surendettement des ménages américains au lieu de l’investir chez elle, de manière à s’assurer contre la fermeture du marché américain à ses exportations. On notera qu’elle n’a pas dû payer le même prix en Europe sur laquelle elle réalise pourtant un surplus commercial encore plus impressionnant.
Nouvelle donne
La crise financière change la donne. Elle ouvre un nouvel espace pour l’interaction de la Chine avec le monde. D’abord Pékin creuse l’écart en maintenant une croissance élevée qui doit beaucoup à la qualité de sa politique macro-économique et à la santé de ses finances publiques. Ensuite elle a entrepris de réorienter son modèle de développement, des exportations vers la demande interne en jouant à la fois sur le social et l’environnemental, ce que révèle déjà fortement son plan de relance et ce qui va accroître son autonomie. Ensuite encore la Chine, riche de ses énormes réserves de change mais dangereusement surexposée en dollars, entend peser dans la réforme du système international, à défaut de quoi elle se repliera sur une solution asiatique.
Elle entend en effet remettre en cause le privilège du dollar dans lequel elle voit la cause profonde de la crise parce qu’il a permis un surendettement américain insoutenable pour l’économie mondiale. L’effondrement brutal de Wall Street, jugé à Pékin comme "un système corrompu jusque dans ses racines", a conforté la Chine dans sa conviction que la croissance est compatible avec le contrôle des mouvements de capitaux qui a permis l’immunité de son système financier.
Mais, fait édifiant par rapport à sa propre corruption interne, elle ne fait pas de la lutte contre les paradis fiscaux sa priorité. Enfin la Chine poursuivra sa politique d’intégration avec l’Afrique, favorisant le développement immédiat de celle-ci mais compliquant aussi son industrialisation et disputant à l’Europe sa part de la rente africaine. Développera-t-elle la maturité d’une grande puissance ou se confinera-t-elle dans le suivisme vis-à-vis de Washington dont les intérêts sont différents ? La réponse déterminera si la Chine respectera ou non l’Europe et la traitera en partenaire stratégique.
L’UE, un partenaire secondaire pour Pékin
La Chine et l’UE ont été les puissances montantes de la seconde moitié du XXe siècle, la première par sa croissance, la seconde par son intégration. Mais la Chine poursuit sa croissance alors que l’Europe marque le pas dans son unification. Elle se veut puissance commerciale et puissance civile. Mais sa dispersion dans les instances dirigeantes de Bretton Woods, sa dépendance stratégique vis-à-vis de Washington, les rivalité navrantes entre ses "trois grands", notamment en Chine, créent une asymétrie croissante dans la relation entre la Chine et l’Europe bien que la coopération bilatérale batte son plein dans d’innombrables domaines. La modestie du stimulus budgétaire européen face à la crise et le défaut de percée dans l’unité de la régulation et du marché financier révèlent les limites de l’intégration économique même au sein de la zone euro.
Toujours favorable à l’unité de l’Europe dans laquelle elle s’efforce de continuer à voir un des pôles du système multilatéral, la Chine en perçoit de plus en plus les limites. Depuis le volte-face européen sur la levée de l’embargo sur les armes, elle juge qu’en définitive l’UE n’est pas assez unie, pas assez autonome et que de ce fait elle n’est pas un partenaire fiable sur la durée, condition de la crédibilité. En revanche, bien qu’elle prenne ses distances vis-à-vis du modèle américain, la Chine attache une importance croissance à sa relation avec les Etats-Unis, puissance riveraine du Pacifique et seule en mesure de contribuer à la stabilité de l’Asie, paradoxalement en assurant la sécurité des partenaires régionaux de la Chine. Outre les faiblesses relevées plus haut, le fait que l’UE ne joue aucun rôle dans cette question centrale en fait pour la Chine un partenaire de deuxième rang.
En revanche si l’UE prend toute sa place dans le système multilatéral, elle rééquilibrera son rapport avec la Chine et, accessoirement avec les Etats-Unis. Le temps des Etats-membres qui tirent leur importance de leur appartenance à l’UE est compté, mais franchir ce nouveau seuil nécessaire d’intégration constituera l’aventure européenne du XXIe siècle.