Un nouveau bras de fer vient d’être engagé entre la Pologne et l’Union européenne sur le respect de l’Etat de droit. Cette fois-ci l’affrontement porte sur la question de la primauté du droit européen sur le droit national, qui est considérée comme fondamentale par la Commission européenne, gardienne des traités, et vivement combattue par Varsovie au nom de la souveraineté de sa constitution. La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a en effet jugé contraire au droit européen, tel que les traités l’ont fondé, plusieurs aspects de la réforme de la justice mise en œuvre ces dernières années par la Pologne.
Celle-ci a riposté en rejetant la compétence de la CJUE et en dénonçant son ingérence dans les affaires intérieures d’un Etat membre. « L’organisation du système de la justice relève des compétences des pays membres », a affirmé le porte-parole du gouvernement polonais, Piotr Müller. Le Tribunal constitutionnel polonais, saisi par le premier ministre, Mateusz Morawiecki, a estimé que certaines dispositions des traités européens étaient « incompatibles » avec la constitution polonaise et qu’elles étaient donc inapplicables en Pologne.
Deux articles du traité de Lisbonne sont considérés par le Tribunal constitutionnel comme inacceptables au regard de la Constitution polonaise : l’article premier, selon lequel le traité « marque une nouvelle étape dans le processus créant une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe, et l’article 19, qui affirme que la Cour de justice de l’Union européenne « assure le respect du droit dans l’interprétation et l’application des traités ». Ces deux articles sont honnis de tous les eurosceptiques, qui refusent l’idée d’une « union sans cesse plus étroite » et qui contestent l’autorité de la CJUE, symbole de la suprématie du droit européen depuis un arrêt célèbre de 1964.
Principes fondateurs
Il est vrai que la primauté du droit européen sur le droit national ne figure pas dans les traités, sinon sous la forme d’une déclaration annexée au traité de Lisbonne, mais elle est en général reconnue par les Etats membres, qui ne la mettent pas en cause. Pour le commissaire à la justice Didier Reynders, elle fait partie des « principes fondateurs » de l’Union. Il appartient aux juges européens de veiller à sa mise en œuvre dans tous les pays de l’Union. La CJUE est donc fondée, en vertu de cette obligation, à reprocher au gouvernement polonais de manquer à ses devoirs tels qu’ils découlent du droit européen.
Ce n’est pas la première fois que la cour constitutionnelle d’un Etat membre est saisie d’un conflit entre la loi européenne et sa constitution nationale. En France, les traités de Maastricht en 1992, d’Amsterdam en 1997 et de Lisbonne en 2007 ont été jugés par le Conseil constitutionnel contraires à la constitution française parce qu’ils créaient de nouveaux transferts de souveraineté, notamment en élargissant le domaine des votes à la majorité qualifiée. Le Conseil a considéré que, dans ces circonstances, la ratification de ces trois traités devait être précédée d’une révision constitutionnelle. Ce qui fut fait chaque fois par un vote du Parlement. En Allemagne, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe s’est heurtée à la CJUE, en 2020, à propos de l’action de la Banque centrale européenne (BCE). Un compromis a été trouvé qui a mis fin au contentieux, la Cour se satisfaisant des explications de la BCE.
Il faut espérer qu’un compromis sera également possible avec Varsovie, même si les positions de départ paraissent inconciliables. La Pologne s’indigne du « chantage » de l’Union européenne, qui la menace de lourdes sanctions financières. Bruxelles répond par la voix d’Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission : « Nous ne laisserons pas nos valeurs communes être mises en danger ». En principe, il n’y a que deux solutions en cas de contradiction entre une loi européenne et une constitution nationale : soit on modifie la constitution, comme l’a fait la France à plusieurs reprises, soit on renégocie la loi européenne.
Si on refuse l’une et l’autre de ces options, reste la sortie de l’Union européenne, ce qu’on appelle, sur le modèle du Brexit, le Polexit. Les dirigeants polonais excluent cette hypothèse. « Nous voyons sans équivoque l’avenir de la Pologne dans l’Union européenne », a déclaré le premier ministre polonais, Mateusz Morawiecki. De fait, la Pologne n’a aucun intérêt à quitter l’Union. Sur le plan économique comme sur le plan diplomatique, un divorce à la britannique lui vaudrait plus de dommages que d’avantages.
L’UE ne peut pas céder face aux violations répétées de l’Etat de droit en Pologne. Elle doit continuer à sa battre pour la démocratie partout en Europe, en utilisant les moyens de pression dont elle dispose, à commencer par les fonds du plan de relance. Elle ne doit pas renoncer à faire entendre raison à la Pologne, en attendant les prochaines élections. Celles-ci permettront peut-être en 2023 au peuple polonais, majoritairement pro-européen, d’en finir avec un pouvoir qui tourne le dos aux démocraties libérales du Vieux Continent.
Thomas Ferenczi