La Russie dans une Maison commune ?

Au moment où Andrei Gratchev, ancien porte-parole du dernier président de l’URSS, publie en français le livre qu’il a consacré à la politique de Mikhaïl Gorbatchev (Gorbatchev, Le Pari perdu ? De la perestroïka à l’implosion de l’URSS, Armand Colin, 2011), les manifestants sont nombreux dans les rues de Moscou, vingt ans après la disparition du pays des soviets.

Pari perdu ? Le pari de Gorbatchev est peut-être en train d’être gagné dans les rues de Moscou. Gorbatchev a été parmi les premiers à remettre en cause les élections, affirme Andreï Gratchev. Il y a avait les « soixantards », enfants du XXème congrès qui étaient dans leur soixantaine au milieu des années 1980 et ont été à la pointe de la perestroïka. Désormais ce sont les enfants de Gorbatchev qui ont pris la relève et qui sont dans la rue. La « génération Gorbatchev » ne se définit pas par son âge, les manifestants pour la plupart sont jeunes, mais par un esprit, par un espoir : c’est la renaissance de l’esprit de la perestroïka, de la démocratisation.

Andréï Gratchev est loyal à Gorbatchev, même et surtout s’il le critique parfois, et il met en avant une explication simple de sa fidélité : entre le maintien au pouvoir et les principes, Gorbatchev, pour lui, a toujours choisi les principes, il a choisi la démocratisation – à tout prix. Son livre met en lumière l’imbrication étroite qui existait entre les réformes économiques et la transformation de la politique étrangère de l’URSS. Les économistes avaient insisté sur l’urgente nécessité de réformer un système à bout de souffle, qui ne réussissait plus à nourrir la population du pays, et la question paraissait de savoir si ce système était réformable, si on pouvait amender l’économie planifiée pour la conduire vers plus d’efficience. Beaucoup pensaient que cela ne pouvait se faire. On ne pouvait pas davantage « réformer un peu » le système tout en le maintenant qu’on ne pouvait « être un peu enceinte », comme disait à l’époque le  Guardian de Londres. Ce qu’Andreï Gratchev analyse, c’est que le système ne pouvait être amélioré si on maintenait les dépenses militaires au niveau qu’elles avaient atteint : la seule partie efficace de l’économie soviétique, l’armement, anémiait tout le reste. Toute tentative de réforme était vaine si l’on ne réduisait pas la course aux armements.

De la confrontation à la coopération

La structure des relations internationales entre les deux superpuissances était définie par la confrontation et la compétition, ce qui entraînait ipso facto ces dépenses d’armements et la surenchère nucléaire. Dès ses premiers pas sur la scène internationale, Gorbatchev avait réclamé une réduction des armes nucléaires. Il avait compris qu’aucune réforme véritable ne pourrait être menée à bien en Union soviétique si le contexte international n’était pas favorable. Il s’est alors peut-être trop investi dans cette tentative de transformation des relations entre les deux superpuissances qu’il espérait conduire de la confrontation à la coopération et peut-être même à la solidarité. Il lui a fallu du temps pour être entendu à l’Ouest, surtout aux Etats-Unis (et notamment à la CIA), parce que les Américains soupçonnaient que ses déclarations n’étaient que la continuation de la vieille propagande pacifiste soviétique.

Lorsqu’il est arrivé au climax de cette politique, à son discours à l’ONU en 1988, où une standing ovation a accueilli ses propositions, il était trop tard : la situation économique en Union soviétique était catastrophique et les ennemis étaient devenus nombreux, que sa politique avait fait surgir, dans le complexe militaro -industriel mais aussi dans les forces conservatrices traditionnelles du parti et de l’armée, qui lui reprochaient les concessions unilatérales par lesquelles il avait voulu convaincre les Etats-Unis de son sérieux.

Il y eut alors, de la part de ses interlocuteurs occidentaux, un certain nombre de manœuvres déloyales ou simplement maladroites dont la politique de Gorbatchev fit les frais. Au moment où le secrétaire général avait le plus besoin d’une aide économique pour sauver la perestroïka, et alors que déjà les devises provenaient surtout de la vente du pétrole, George Bush père s’entendit avec le roi d’Arabie Saoudite pour faire baisser le prix du baril, mettant le couteau sous la gorge de son « ennemi » soviétique » !

Quelques scoops

Andreï Gratchev livre quelques scoops : avant que ne fut prise la décision d’envahir l’Irak, Gorbatchev, toujours réticent devant la violence, avait envoyé le vieil apparatchik Evgueni Primakov discuter avec Saddam Hussein, et avait obtenu, semble-t-il, des concessions allant jusqu’à la possibilité d’un retrait du Koweit. Mais pendant ce temps Edouard Chevardnadze, ministre des affaires étrangères, envoyait des messages aux Américains pour leur dire de ne pas prendre au sérieux Primakov !

Il y a aussi le cas de Valentin Faline, un des meilleurs connaisseurs de l’Allemagne dans l’équipe de Gorbatchev, proche des pères allemands de l’Ostpolitik, Willy Brandt et Egon Bahr. Il rêvait d’une Allemagne unifiée dans la social-démocratie mais il s’opposait aux chrétiens démocrates d’Helmut Kohl. Pour faire entendre à son patron son idée de confédération germanique, il envoya Nikolaï Portugalov, un de ses collaborateurs au Comité central qui avait été journaliste à Bonn, en parler à Horst Teltschik, conseiller diplomatique du chancelier. D’où le programme en dix points de Kohl, en novembre 1989, quelques jours après l’ouverture du Mur, qui irrita fortement François Mitterrand.

L’exemple des « pays de l’Est », les « pays frères » dont Gorbatchev s’occupait peu parce qu’il les croyait partie intégrante de la communauté socialiste dont il voulait améliorer le sort, est révélateur des lacunes de sa politique. Des réformes économiques vers une plus grande transparence, vers une vérité des prix proche du marché, vers des liens directs entre entreprises – comme il en était d’ailleurs question depuis les années 1960 !—, tout cela n’aurait pas nécessairement fait l’affaire des alliés de l’URSS puisque tous puisaient dans leur fidélité d’importants avantages économiques, surtout par les fournitures de pétrole et de gaz à des prix préférentiels. Nombre de dirigeants de ces pays étaient en outre protégés contre leurs concitoyens par la présence militaire soviétique et par le soutien de l’appareil du parti. L’abandon de la doctrine Brejnev, lorsque Gorbatchev déclara qu’il condamnait l’usage de la force dans les relations internationales, lorsqu’il fut clair que Budapest 1956 ou Prague 1968 ne se reproduiraient pas, cela ne rassura pas tout le monde. Les dogmatiques se sentirent trahis et même parmi les réformateurs, certains se sentirent abandonnés.

Le pari a semblé perdu parce tout s’est délité. Andreï Gratchev pense que c’est le résultat de mauvaises politiques, à l’Est comme à l’Ouest. A l’Est, les Russes se sont crus humiliés par la fin de l’URSS ; ils ont cru à une défaite alors que c’était une victoire, une libération.

Humiliation et triomphalisme

A l’Ouest, les Américains se sont montrés triomphalistes, alors que la fin au régime soviétique n’est pas le résultat de la pression de l’Occident mais bien l’œuvre de Gorbatchev. Ce triomphalisme a fait croire que la fin de l’URSS, c’était la fin de la Russie. Que la Russie était rejetée hors d’Europe, alors que justement l’ambition de Gorbatchev était de la ramener en Europe.

Aujourd’hui aussi les manifestants russes se sentent humiliés, non par l’étranger, mais leurs dirigeants : par la fraude électorale manifeste d’abord, et aussi par l’aveu de la mascarade que représente le tandem Poutine-Medvedev, « Dolce et Gabbana », dit-on à Moscou, un jeu de chaises musicales, un « montage » dont on ne cache même plus qu’il était prévu depuis quatre ans. L’indignation est peut-être plus morale que politique, mais la société sent sa force. Le temps, dit Andreï Gratchev, est plus lent en Russie qu’ailleurs. Après un quart de siècle, le pari de Gorbatchev n’est peut-être pas encore perdu.