La Russie de Poutine : origines et significations d’une « autocratie »

Depuis que Vladimir Poutine est arrivé au pouvoir, la Russie n’a cessé de s’éloigner de la démocratie. Il a conduit la Russie vers un système autoritaire avec certains aspects rappelant le fascisme. Et pourtant, il est populaire dans son pays pour avoir restauré l’ordre, l’autorité et une forme de puissance russe. Ce modèle autoritaire peut-il s’installer dans la durée ? Que signifie-t-il pour le reste du monde ?

Les analystes de la Russie sont menacés aujourd’hui par différentes formes de déterminisme. Déterminisme économique comme celui de l’excellent auteur russe Dimitri Trenin qui se dit optimiste sur l’avenir de la Russie parce que le capitalisme et la montée de la classe moyenne finira par y imposer l’état de droit. D’autres auteurs croient que la Russie ne deviendra jamais démocratique parce que sa culture est fondamentalement autoritaire. Un troisième groupe, principalement composé d’Américains, croient au déterminisme politique : puisque tout le monde veut la démocratie et le marché, ceux-ci peuvent s’imposer du jour au lendemain dans n’importe quel pays quel que soit sa culture ou son état de développement économique.

Un régime plein de contradictions

Evitons les simplifications. Je voudrais ici me concentrer sur le rôle de Vladimir Poutine, qui joue un rôle déterminant bien qu’il ne représente ni le début ni la fin de l’histoire de la démocratie et du capitalisme en Russie. Je ne veux pas ici chanter les louanges du président russe. Je suis d’accord avec Serguei Kovalev pour dire que « Poutine est la figure la plus sinistre de l’histoire russe contemporaine ». Il a conduit la Russie vers un système autoritaire avec certains aspects fascistes, et il reste fortement soupçonné d’avoir inspiré une quantité d’actions criminelles y compris les attentats qui servirent de prétexte au déclenchement de la deuxième guerre en Tchétchénie (1999), et l’assassinat d’opposants politiques comme Anna Politovskaya.

D’un autre côté, je ne souhaite pas non plus l’ensevelir sous les critiques. Son régime est plein de contradictions. Tout en présentant une série d’aspects extrêmement inquiétants, on ne peut pas dire qu’il ait coupé tous les ponts avec le monde extérieur ni qu’il ait rendu impossible une évolution de la Russie dans une direction plus positive si les circonstances changent. Quel que soit notre jugement final, on ne peut pas ignorer les arguments de ses défenseurs qui soulignent la popularité dont il est l’objet en Russie, les améliorations qu’il a amenées dans certains domaines (en comparaison avec la situation catastrophique qu’il a trouvée quand il est arrivé au pouvoir), et le fait que son régime autoritaire n’est pas tout à fait comparable à un régime de terreur totalitaire.

Beaucoup de Russes et certains Occidentaux soulignent qu’une majorité de la population russe soutient Poutine, même si les sondages et les élections ne reflètent pas entièrement la réalité. A leurs yeux, ceci est suffisant pour parler de la Russie comme d’une forme de démocratie, plus en phase avec les traditions russes que le modèle pluraliste occidental. Selon les défenseurs de Poutine, il n’est pas hostile au pluralisme en tant que tel mais il réclame le droit de choisir un modèle différent, également imparfait mais plus adapté aux circonstances présentes en Russie. Ils citent les précédents de Pierre le Grand et Alexandre Nevsky, mais aussi de Franklin Roosevelt, qui s’était battu lui aussi contre les oligarques de son temps et qui avait lui aussi effectué un troisième puis un quatrième mandat.

Une autre comparaison, implicite dans certains commentaires sympathiques qu’on trouve en France, évoque le précédent de Charles de Gaulle. Comparaison très choquante mais qui prend prétexte de la tentative de Poutine de réclamer une forme de continuité avec le passé tsariste et soviétique, comme le général de Gaulle l’avait fait avec le passé de la Révolution et de l’Ancien régime, unifiant l’histoire de France dans une tradition bonapartiste. De plus, alors que la France avait cessé d’être une grande puissance, le grand dessein de De Gaulle avait été de prétendre qu’elle l’était encore, la hissant au-dessus de son poids économique ou militaire pour la faire jouer dans la cour des Grands. Poutine n’a cessé de vouloir faire de même avec la Russie.

Renforcement de l’autoritarisme

Malheureusement, il y a aussi beaucoup d’autres pièces dans le dossier Poutine, et le verdict doit être beaucoup plus sévère. Certes, les arguments des défenseurs de Poutine, y compris des esprits libéraux opposés à son autoritarisme, ne peuvent pas être balayés du revers de la main : après tous les chocs subis par la Russie (la perte de l’Europe de l’Est, la dissolution de l’Union soviétique, la grande crise économique de 1998, la croissance considérable des inégalités économiques, l’élargissement de l’OTAN, la présence de troupes américaines en Asie centrale, le débat sur l’entrée de l’Ukraine et de la Géorgie dans l’OTAN…), il est normal qu’on assiste à une réaction de ressentiment et que la Russie souhaite réaffirmer son existence maintenant que les conditions le permettent. Les défenseurs libéraux de Poutine expliquent qu’avec le temps, le pays aura une attitude plus équilibrée.

Le problème, c’est que la politique de Poutine ne s’oriente pas dans cette direction. Plutôt que de préparer la Russie à la démocratie et à un rôle plus réaliste et plus constructif dans le monde, la tendance est plutôt au renforcement de l’autoritarisme et à une volonté accrue de déstabilisation à l’extérieur.

Au cours des années qui viennent de s’écouler, on a assisté à un durcissement du régime contre l’opposition, la liberté de la presse et toute vie démocratique en Russie, de même qu’un durcissement à l’égard des anciens pays satellites de la Russie et l’Occident. On a encouragé le nationalisme, d’abord sous une forme ethnique (particulièrement à l’égard des peuples du Caucase), puis de plus en plus vis-à-vis de l’Occident. L’aspect le plus dangereux de tout ceci est l’hostilité croissante à l’égard des voisins de la Russie (l’Estonie, la Géorgie et autres anciens pays de l’Union soviétique et même du Pacte de Varsovie comme la Pologne).

Les étapes de la dérive autocratique

Les progrès de la Russie sur la voie de la démocratie ont commencé à dérailler avant que Poutine n’arrive au pouvoir. Lilia Shevtsova fait remonter le basculement en 1993, quand Boris Eltsine a donné l’ordre aux troupes de bombarder le parlement rebelle. La crise de la démocratie sous Eltsine a culminé avec sa réélection en 1996, qui a été manipulée par les oligarques du régime pour assurer sa victoire en dépit de son image désastreuse dans les sondages d’opinion. Ceci a été une première étape essentielle pour expliquer l’ascension ultérieure de Poutine et son arrivée au pouvoir. Sous Eltsine, bien sûr, quelques éléments importants de démocratie existaient encore, éléments qui ont ensuite disparu sous Poutine, à commencer par la liberté des médias et l’ouverture du débat public. Mais il n’y avait pas d’égalité et pas d’état de droit ; la privatisation se résumait à la saisie des ressources publiques par les oligarques ; le pouvoir et la corruption de la famille Eltsine transformait la supposée démocratie en farce ; et Moscou, qui avait le pouvoir de déclencher une guerre en Tchétchénie, était incapable de lever les impôts dans beaucoup de régions.

Très vite après l’arrivée de Poutine au pouvoir, on a pu observer les symptômes d’un glissement vers l’autocratie, au nom de la restauration de l’autorité de l’Etat (« la dictature de la loi »). Mais la stratégie dominante a été de maintenir les apparences de la démocratie tout en vidant les institutions démocratiques de leur contenu. Cette forme de tromperie est un art ancien en Russie (rappelons-nous les villages Potemkine du XVIIIe siècle). Divers auteurs contemporains ont inventé de nouveaux concepts pour décrire le phénomène actuel, parlant de « démocratie virtuelle » ou d’ « imitation de démocratie ». Alors que sous Gorbatchev et Eltsine, de vraies tentatives avaient été faites pour imiter la démocratie occidentale et suivre les modèles et les avis venus de l’Occident, sous Poutine la volonté de masquer les réalités est devenue plus apparente.

Il reste cependant un désir de respectabilité aux yeux de l’Occident et du monde, comme on l’a vu avec la décision de Poutine de ne pas briguer un troisième mandat. Il a choisi, au lieu de cela, de désigner un président virtuel pour une démocratie virtuelle, tout en gardant le pouvoir réel entre ses mains. Pendant son deuxième mandat, on a pu observer comment Poutine a affirmé de manière de plus en plus affirmée et provocante le droit de la Russie à se doter d’une « démocratie souveraine », supposée supérieure à la démocratie libérale de style occidental, et certainement plus appropriée aux conditions russes.

On peut discuter de la signification de ce concept. Ce qui est certain, c’est que des éléments-clés de ce nouveau système rappellent fortement le fascisme : élimination des contre-pouvoirs (économiques, politiques, juridiques, culturels…), « culte de la personnalité » de Poutine proclamé « leader de la nation », et création d’organisations de jeunesse dont la vocation est d’intimider l’opposition et les minorités ethniques en soutien de la police. Ces tendances ont une influence croissante sur la population russe, avec une montée de la xénophobie à des niveaux qui rappellent l’Allemagne d’avant le nazisme, et la montée de l’admiration pour Staline, presque aussi vénéré que Poutine alors que Gorbatchev et Eltsine sont méprisés.

Depuis 2003, défiance accrue face à l’Occident

L’attitude russe à l’égard du monde extérieur, en particulier vers l’Ouest, a subi plusieurs revirements spectaculaires. Après la chute de l’Union soviétique, l’attrait de l’Occident, l’urgence de l’imiter et l’espoir d’en obtenir du soutien et de l’aide étaient prédominants, comme on le voyait à travers les positions du ministre des affaires étrangères de Eltsine, Andrei Kozyrev. Vers la fin de la période Eltsine, on commença à voir s’exprimer un mécontentement de la Russie vis-à-vis de l’Occident et Kozyrev fut remplacé par Evgueni Primakov, qui donnait la priorité à une politique « multipolaire » avec un renforcement des liens avec l’Asie. Autre signe de basculement : le mécontentement de Eltsine par rapport à l’intervention de l’OTAN au Kosovo, qui l’amena à proférer des propos démesurés sur le pouvoir de rétorsion nucléaire de la Russie. Ce qui ne l’empêcha pas de contribuer à la paix en faisant pression sur Slobodan Milosevic pour qu’il cède aux pressions occidentales.

Au début des années Poutine, la politique de la Russie à l’égard des Etats-Unis était remarquablement conciliante. L’attitude passive de Poutine sur le retrait américain du traité ABM, son offre immédiate de soutien après le 11 septembre, sa coopération contre le terrorisme, et son acceptation d’une présence militaire américaine en Asie centrale (apparemment contre les objections de l’élite russe), tout ceci a contribué à une relation qui semblait très positive. C’était l’époque où le président Bush « sondait l’âme » de Poutine et déclarait qu’il pouvait lui faire confiance.

Mais après 2003, la relation a change radicalement. Poutine a commencé à proférer des accusations violentes et des insultes à l’égard de l’Occident, prétendant que la prise d’otages de Beslan avait été organisée par les forces ayant toujours voulu isoler la Russie et la mettre à genoux, qualifiant les puissances occidentales de « néocoloniales » et comparant les Etats-Unis à l’Allemagne nazie. C’est le moment où Poutine commença à adopter une attitude intransigeante contre les initiatives américaines sur à peu près tous les sujets (du Kosovo au système anti-missile américain en Europe de l’Est).

Qu’est-ce qui a pu causer un tel revirement ? Tout d’abord, un changement dans ce que les Soviétiques appelaient la « corrélation des forces ». Ceci est parfaitement résumé par la formule souvent utilisée de nos jours par les interlocuteurs russes : « Russia up, America down, and Europe out ». La Russie est renforcée par le renchérissement du pétrole, l’Amérique est « down » suite à ses aventures en Irak, et l’Europe est « out » après la défaite de la Constitution européenne, son incapacité à adopter une action commune en matière énergétique, et l’influence des nouveaux Etats-membres (comme la Pologne et les républiques baltes), que la Russie considère comme hostiles et méprisables. Deuxièmement, en dénonçant les dangers extérieurs et les ennemis, Poutine a encouragé une mentalité de « forteresse assiégée » en Russie, se donnant ainsi un prétexte pour accuser de « trahison » tout mouvement d’opposition domestique et appelant tous ses compatriotes à s’unir derrière le leader.

La politique étrangère de la Russie ne peut pas être comprise sans prendre en compte l’humiliation post-impériale, le ressentiment de la population et l’ambition néo-impériale de ses leaders. Deux citations me semblent bien résumer ces sentiments. La première est d’Andrei Kozyrev, le ministre des affaires étrangères le plus pro-occidental de la Russie, en 1995 : « deux facteurs peuvent tuer l’expérience démocratique russe : une catastrophe économique majeure et un élargissement de l’OTAN ». Or les deux ont eu lieu. Il fut donc très facile de convaincre l’opinion publique russe que ces deux événements furent organisés par l’Ouest dans une même conspiration contre la Russie. La deuxième citation est de Vladimir Poutine lui-même, prononcée plusieurs fois et notamment en mai 2005 en Allemagne : « celui qui ne regrette pas la dissolution de l’Union soviétique n’a pas de cœur ; celui qui veut ressusciter l’Union soviétique n’a pas de cerveau ».

Ces deux citations résument bien à quel point le ressentiment et l’esprit de revanche jouent un rôle dans la vie des puissances post-impériales et s’interposent dans leur cheminement vers la démocratie. Zbigniew Brzezinski a fait un jour la remarque qu’il était dans l’intérêt de la Russie de perdre l’Ukraine parce que la Russie avait le choix entre être un empire ou une démocratie, mais ne pouvait pas être les deux en même temps, en tous cas pas à court terme. Inévitablement, on pense au syndrome de Weimar.

« Démocratie virtuelle » et « empire virtuel »

Que faire dès lors qu’on « perd un empire sans trouver un rôle », comme le disait Dean Acheson à propos de la Grande-Bretagne après la deuxième guerre mondiale ? Une solution consiste à tenter de s’adapter à la nouvelle situation, comme le firent chacun à leur façon dans le passé l’Allemagne, la France, la Grande-Bretagne, l’Autriche et la Turquie. On peut le faire en abandonnant ses ambitions impériales, ou en essayant de les transférer à un ensemble plus large comme l’Europe, ou en devenant le « junior partner » d’une puissance plus forte, comme la Grande-Bretagne l’a fait avec les Etats-Unis. Mais on peut aussi essayer de retrouver ses positions impériales du passé. « Retrouver son statut de grande puissance », comme le dit Dimitri Rogozine, un nationaliste russe bien connu devenu nouvel ambassadeur de Russie auprès de l’OTAN.

Une autre possibilité consiste à prétendre qu’on est toujours une superpuissance : « démocratie virtuelle » et « empire virtuel » se rejoignent ici. De la même façon que les dirigeants russes prétendent qu’ils sont à la tête d’une démocratie, ils prétendent aussi qu’ils commandent un empire. Gorbatchev, Eltsine et toute l’élite russe entretenaient un espoir analogue depuis la chute de l’Union soviétique : ils pensaient que la conversion de la Russie à la démocratie lui permettrait automatiquement d’exercer une sorte de co-leadership de l’Occident avec les Etats-Unis, et le co-leadership de l’Europe avec l’UE (avec une sphère d’influence spécifique sur les anciens pays satellites de l’URSS). Les dirigeants occidentaux, qui ont compris dans une certaine mesure cette ambition russe, ont essayé de la satisfaire en invitant par exemple la Russie à rejoindre le G7 et en créant le conseil OTAN-Russie. Mais les Russes ont vite conclu que l’Occident, au lieu de leur offrir une « accession immédiate au co-leadership » auquel ils estimaient avoir droit, leur offraient du « symbole » mais pas de la substance. Aujourd’hui, grâce à une meilleure position économique et à une capacité renforcée à défendre ses positions, Poutine a trouvé un moyen de rendre l’ « empire virtuel » de la Russie plus crédible. Il s’agit de démontrer que la Russie est une « nation indispensable » (comme le disait Madeleine Albright à propos des Etats-Unis), que la Russie est une grande puissance au moins dans le sens négatif du terme, dans la mesure où elle peut bloquer toute initiative stratégique ou diplomatique occidentale avec laquelle elle n’est pas d’accord ou sur laquelle elle n’a pas été consultée.

L’obstructionnisme semble être une priorité même quand Moscou partage les objectifs occidentaux, comme c’est le cas à propos du dossier nucléaire iranien. Parfois, mettre des bâtons dans les roues de l’Occident semble un but en soi, comme on l’a vu récemment dans la politique russe à l’égard du Kosovo. Même chose pour les pays voisins de la Russie. Si Poutine n’a pas les moyens de les réintégrer au sein de l’empire russe, il peut néanmoins les punir de leur volonté d’indépendance. Avant tout, il s’efforce de les empêcher de devenir des modèles de démocratie et de prospérité qui pourraient faire de l’ombre à la Russie. Ivan Krastev exagère sans doute quand il dit que la révolution orange en Ukraine (2004) a eu le même effet sur la Russie que le 11 septembre sur les Etats-Unis mais il semble néanmoins que cet événement a été un choc. Une des grandes priorités de Poutine est de s’opposer aux « révolutions de couleur » et de les empêcher de contaminer la Russie.

Les attentes contradictoires de l’opinion russe

Quelle a été la réaction de la société russe par rapport aux politiques de Poutine ? Il semble que la plupart des Russes, qui sont en principe favorables à la démocratie libérale, sont conscients des violations des droits de l’homme et les condamnent. Mais il sont néanmoins reconnaissants à Poutine d’avoir restauré la puissance internationale et l’autorité de la Russie. D’après l’institut de recherches politiques Levada (le principal institut d’études d’opinion en Russie), les personnes qui regrettent la disparition de l’Union soviétique ne sont pas une petite minorité : à la question « voudriez-vous voir l’Union soviétique et le système socialiste réétablis ? », 12% des personnes sondées répondent « oui » et considèrent que cette perspective est « réaliste », tandis que 48% répondent « oui » en ajoutant que « ce n’est pas une perspective réaliste ». Seulement 31% des personnes sondées répondent « non » (source : Levada Analytical Center, Russian Public Opinion 2006, Moscou, 2007).

Il est possible que Poutine, en encourageant les nationalistes radicaux, libère des forces qui peuvent aller bien au-delà de son intention et de sa capacité à les contrôler. Certains indices, qui font l’objet de débats, font dire que Poutine serait de plus en plus isolé et qu’il aurait à jouer les arbitres dans un combat sévère entre des clans opposés. Il serait en train de faire l’expérience d’une « impuissance de la toute-puissance » (Lilia Shevtsova) et pourrait un jour être éliminé par ses propres amis.

Une alliance de circonstance avec la Chine

Quel est l’impact international de la politique de Poutine ? Bien que ne puisse être exclue l’hypothèse selon laquelle la Russie et la Chine pourraient devenir des régimes stables, autocratiques et dotés d’un « capitalisme illibéral », il semble plus raisonnable de penser que sur le long terme elles auront à choisir entre de nouvelles formes de fascisme nationaliste et une forme de démocratie.

Sur le plan international, Poutine joue un jeu non dénué de sens et, pour l’instant, il remporte des succès. Il se tourne vers l’Asie et joue la carte chinoise afin de rééquilibrer les Etats-Unis (comme Nixon et Kissinger l’ont fait en leur temps avec Pékin pour contrebalancer l’Union soviétique). Il sait que sur le long terme, la Chine constitue pour la Russie un danger plus grand que les Etats-Unis, mais cette approche lui permet de parler d’un « monde multipolaire » et d’afficher les prétentions de la Russie comme puissance asiatique virtuelle.

La Russie et la Chine combinent leur indifférence aux droits de l’homme pour bloquer les sanctions contre les « Etats voyous » (Ouzbékistan, Birmanie, Soudan, Zimbabwe...), ce qui leur permet d’avoir avec ces pays des relations purement économiques et stratégiques. En adoptant cette attitude, la Russie et la Chine sont en phase avec pratiquement tous les pays du Sud, y compris l’Inde, qui considèrent que la souveraineté nationale et la non-ingérence dans les affaires internes sont plus importantes que la promotion de la démocratie et la défense des droits de l’homme. La Russie et la Chine se mettent ainsi en position de médiateurs ou d’arbitres dans un conflit potentiel entre le Nord et le Sud, ou entre les Etats-Unis et des pays comme l’Iran et la Corée du Nord.

On ne devrait pas considérer cette nouvelle situation internationale comme une confrontation entre l’Ouest démocratique et une coalition de pays totalitaires où se retrouveraient tout à la fois Poutine, Ahmadinejad et Ben Laden. La situation ressemble davantage, bien qu’en plus complexe, à une forme de configuration triangulaire comme celle qui prévalait entre les deux guerres mondiales. Une chose est sûre : les efforts pour promouvoir la démocratie et les droits de l’homme sont rendus beaucoup plus compliqués par l’existence de pays qui sont tout à la fois des partenaires indispensables pour l’Occident (comme la Russie l’est en matière nucléaire ou dans le domaine de l’énergie) mais aussi des concurrents et des adversaires. Si on ajoute à cela la méfiance quasi-universelle du monde non-occidental à l’égard du monde occidental, il est difficile de ne pas être pessimiste sur les perspectives de voir la démocratie progresser au niveau international, au moins à court terme.