La ’’communauté internationale’’ s’affirme

L’accord "intérimaire" valable six mois entre l’Iran et les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU plus l’Allemagne, est un premier succès de la "communauté internationale", après dix ans de négociations, de ruptures, de chantages, de sanctions, etc. Cet article a été aussi publié par slate.fr

C’est un succès de la diplomatie qui vient d’être enregistré à Genève avec l’accord « intérimaire » sur le programme nucléaire iranien, mais doit-on pour autant pavoiser ? Dans sa première réaction, Barack Obama a bien dépeint la situation : « Je ferai tout le nécessaire pour empêcher l’Iran d’obtenir une arme nucléaire, a-t-il dit. Mais j’ai la responsabilité d’essayer de résoudre nos différends de façon pacifique, plutôt que (nous) jeter dans un conflit. Aujourd’hui, nous avons une vraie occasion de parvenir à un accord complet et pacifique et je pense que nous devons la mettre à l’épreuve ». Cette prudence s’explique à la fois par des raisons de fond et par le rapport de forces politique à l’intérieur même des Etats-Unis.

Il a fallu dix ans de pourparlers, de rencontres, de ruptures, de reprises, pour arriver à cet accord valable six mois qui permet d’une part de limiter l’ampleur du programme nucléaire de l’Iran pour l’empêcher d’accéder à l’arme atomique, et d’autre part de lever en partie les sanctions économiques qui étranglent le pays. Ce résultat a été obtenu dans un cadre diplomatique inédit. Pour une fois, il n’est pas déplacé de parler de « communauté internationale ». C’est une idée qui s’est imposée dans les années 1990 après la fin de la division du monde en deux blocs militaro-idéologiques antagonistes. Toutefois, cette « communauté internationale » n’a bien souvent de communauté que le nom. Après une brève période d’euphorie, il a bien fallu convenir que les intérêts et les objectifs des anciennes et nouvelles grandes puissances étaient toujours aussi antagonistes. Les exemples de dissensions ne manquent pas, voire les exemples de conflits, rarement directement, le plus souvent par Etats ou groupes interposés. Au moment même où ils s’entendent sur l’Iran, les Etats-Unis, l’Europe, la Russie et la Chine s’opposent sur la solution à la guerre en Syrie.

Eviter une novelle aventure militaire

Face à l’Iran, la « communauté internationale » était représentée depuis 2003 par six Etats : l’Allemagne, la Chine, les Etats-Unis, la France, la Grande-Bretagne et la Russie. Ils étaient regroupés sous le sigle E3+3, soit trois Etats européens plus les trois non-européens, ou P5+1, soit les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies plus l’Allemagne. Cette formation a une raison historique. 2003, c’est l’année de l’intervention américaine en Irak. L’attention du président George W. Bush est alors concentrée sur le régime de Saddam Hussein soupçonné d’entretenir des liens avec Al Qaida et de détenir des armes de destruction massive. C’est l’époque où les néoconservateurs donnent le ton à la politique étrangère de Washington. Ils rêvent de promouvoir la démocratie dans le « grand Moyen-Orient », y compris par les armes.

Les Français et les Allemands qui ont pris position contre l’aventure américaine en Irak craignent alors que George W. Bush ne soit tenté, après Saddam Hussein, de se retourner contre le régime des mollahs. Les relations diplomatiques entre l’Iran et les Etats-Unis sont rompues depuis l’affaire des otages à l’ambassade américaine de Téhéran. L’Iran est soupçonné de développer son programme nucléaire quelques décennies plus tôt par le shah afin de se doter de l’arme atomique. Les ministres des affaires étrangères français et allemand, Dominique de Villepin et Joschka Fischer convainquent leur collègue britannique Jack Straw qu’il est urgent d’ouvrir des négociations avec l’Iran avant que George W. Bush n’envisage une solution plus radicale. Le gouvernement britannique a certes soutenu la guerre en Irak mais il ne souhaite pas se lancer dans une nouvelle aventure militaire au Moyen-Orient. Il s’agit d’échapper au dilemme : accepter la bombe iranienne ou bombarder l’Iran.

Ainsi nait le groupe E3, auquel se joignent les Etats-Unis, la Russie et la Chine pour former le P5+1. Les cinq membres permanents du Conseil de sécurité sont aussi les cinq puissances nucléaires « officielles » qui sont à l’origine du Traité de non-prolifération conclu en 1998. L’Allemagne qui n’est ni une puissance nucléaire ni un membre permanent du Conseil de sécurité, est partie prenante parce qu’elle a été associée dès le début aux négociations. Ce groupe 5+1 a en commun un intérêt essentiel : empêcher, en refusant l’accès de l’Iran à l’arme atomique, la prolifération nucléaire, en particulier dans une région aussi explosive que le Moyen-Orient.

La fin du monde bipolaire

On objectera, à juste titre que les puissances en question n’ont pas toujours été aussi regardantes. Que certaines ont laissé d’autres Etats, parfois des « Etats voyous » se doter de la bombe atomique, voire les ont encouragés et aidés. Mais tout le monde est conscient que le danger de prolifération et de dissémination des armes de destruction massive, dont l’arme nucléaire, a augmenté avec la fin de la guerre froide et la déstructuration de l’ordre international bipolaire.

La genèse du processus de négociations qui a abouti à l’accord de Genève explique aussi le rôle particulier joué par le chef de la diplomatie européenne, Catherine Ashton. L’initiative du E3 a été très vite soutenue par l’ensemble des membres de l’Union européenne. Les Etats-Unis n’ayant pas de relations avec Téhéran et manifestant un certain scepticisme sur l’utilité de l’exercice, l’Europe s’est retrouvée en première ligne. Après 2003, Javier Solana, haut représentant pour la politique extérieure commune européenne, a devenu le chef de file des négociateurs au nom du P5+1, rôle dont a hérité Catherine Ashton en 2009. En ce sens, le succès de Genève est aussi un succès à mettre au crédit de la diplomatie commune européenne. Le fait est assez rare pour être noté.

Cette solidarité globale de la « communauté internationale » n’a pas empêché chacun de chercher à jouer son jeu. Laissons de côté la Chine, certes soucieuse d’éviter la prolifération nucléaire, mais qui est surtout intéressée par un accès aux ressources énergétiques du Moyen-Orient dont elle a grand besoin pour son développement. Sur le dossier iranien, comme sur la Syrie, elle a tendance à suivre la diplomatie russe. La Russie, elle, a des relations ambivalentes avec l’Iran. C’est un voisin à la fois important et rival, auquel l’URSS n’a pas hésité à confisquer une partie du territoire après la Deuxième guerre mondiale. Le Kremlin n’est pas mécontent quand Téhéran brouille le jeu américain au Moyen-Orient mais il n’a aucune sympathie pour la révolution islamique. Il dénonce le danger représenté par une arme nucléaire iranienne tout en aidant l’Iran à mener à bien la construction de la centrale de Bouchehr, commencée du temps du shah par une entreprise… allemande. A plusieurs reprises, la Russie a tenté, sans succès, de reprendre l’initiative dans les négociations entre le P5+1 et l’Iran.

Une légitimité contestée

Les Six sont-ils légitimes à parler au nom de la « communauté internationale » qu’ils prétendent représenter ? Ils ne sont guère plus représentatifs que le Conseil de sécurité de l’Onu avec ses cinq membres permanents dotés du droit de veto qui reflètent le rapport des forces existant à la fin de la Deuxième guerre mondiale, et certainement pas la situation internationale d’aujourd’hui. Ils sont contestés par les pays émergents. (La Chine, elle, a tendance à jouer sur les deux tableaux : grande puissance du Conseil de sécurité, pays émergent avec les anciens pauvres) C’est ce que le Brésil et la Turquie ont tenté de signifier au P5+1 en 2010. Ils ont cherché à mettre sur pied un accord avec l’Iran qui prévoyait le transfert en Turquie de 1200 kg d’uranium enrichi à 3,5%. C’était un premier pas mais qui laissait beaucoup de questions ouvertes, comme la possibilité pour l’Iran de continuer à enrichir l’uranium à 20%. Cette démarche a fait long feu.

L’accord conclu à Genève dans la nuit du samedi 23 au dimanche 24 novembre est un accord « intérimaire » valable six mois. Si tout se passe bien, c’est-à-dire si chaque partie et notamment l’Iran respecte ses engagements, il pourrait devenir un accord définitif et faire école dans d’autres régions du monde. La « communauté internationale » essaie depuis de nombreuses années d’empêcher la prolifération nucléaire dans la zone Asie-Pacifique en cherchant à arrêter le programme nucléaire nord-coréen, beaucoup plus avancé que le programme iranien. En 2003, Pyongyang s’est retiré du Traité de non-prolifération (TNP) dont l’Iran est toujours membres. Là aussi, des pourparlers à six sont menés par intermittence. La composition est différente. La « communauté internationale » y est représentée par la Chine, les Etats-Unis et la Russie auxquels s’ajoutent, outre la Corée du nord, deux voisins directement concernés : la Corée du sud et la Japon. Une « puissance », au moins en devenir, est totalement absente : l’Europe.