La crise vue d’Asie

A l’occasion de la 9è conférence des ministres des affaires étrangères de l’ASEM, l’organisation de coopération entre l’Asie du sud-est et l’Europe, qui s’est tenue les 25 et 26 mai à Hanoï, la Fondation Asie-Europe a réuni un séminaire de journalistes sur « le monde d’après la crise ». Cette rencontre a permis de confronter les analyses d’experts des deux continents.

La crise financière et économique a détruit quelques idées reçues à propos de l’Asie. Le déplacement, par exemple, du centre de gravité de l’économie mondiale du monde occidental vers l’Est. Ce lieu commun de ces dernières années avait deux conséquences : en cas de crise, la situation de l’Asie serait « découplée » du reste du monde, et s’ils étaient touchés, les pays asiatiques seraient moins affectés que les autres et repartiraient plus vite. Or il faut se rendre à l’évidence. La crise a rendu l’Asie plus dépendante des vieux pays industrialisés qu’elle ne l’était auparavant et plus vulnérable aux turbulences mondiales.

L’explication est simple : les taux de croissance de la période récente, qui étaient enviés en Occident, étaient pour l’essentiel fondés sur les exportations. La demande des pays riches était soutenue par un endettement croissant des consommateurs, en particuliers américains, qui s’est effondrée à partir de la crise des subprimes. La contraction des échanges internationaux, la première depuis plus de trois décennies, frappe de plein fouet les économies asiatiques. Le processus est cumulatif. L’activité de la Chine souffre de la baisse des exportations vers les Etats-Unis et l’Europe, et les Chinois ferment des usines qu’ils ont délocalisées dans certains pays d’Asie du sud-est…

Certes, à quelques exceptions près (Singapour), la plupart des Etats d’Asie vont afficher encore cette année des taux de croissance positifs. Mais le recul est tel que le chômage va augmenter et avec lui la pauvreté, dans une région qui compte le plus grand nombre de gens dans le monde vivant au-dessous du seuil de pauvreté. Le développement récent de couches moyennes demeure un phénomène limité.

Inflexions du modèle de croissance

La crise a des conséquences plus profondes que la crise financière de 1997, dont l’Asie s’était relevée en quelques années. Remet-elle pour en cause le modèle de développement asiatique ? Pour le moment la réponse est négative. « Le modèle est bon pour le Vietnam et sera maintenu », explique Nguyen Van Binh, gouverneur adjoint de la Banque centrale de Hanoï. Le Vietnam veut rester une économie ouverte (le total cumulé des exportations et des importations représente 158 % du PIB). La principale crainte est la montée de tendances protectionnistes dans les pays riches.

En revanche, l’espoir est que la récession soit de courte durée aux Etats-Unis et en Europe et que tout redevienne comme avant. Il n’est pas question en tous cas de remettre en cause l’ouverture des marchés qui a permis des taux de croissance à deux chiffres au cours des dernières années. Certains experts vont remarquer que l’Allemagne elle-même a une économie fondée sur les exportations (plus de 40 % de son PIB) et qu’elle n’a pas l’intention de changer de modèle de croissance.

En même temps, la crise est une occasion de réfléchir aux indispensables inflexions de la politique économique et, faut-il ajouter, sociale. La première concerne la stimulation de la demande intérieure. Tous les pays d’Asie ont, à l’instar de la Chine, adopté des plans de relance, généralement plus ambitieux que les mêmes décisions prises en Europe. La plupart en ont les moyens. Avec 3500 à 4000 milliards de dollars de réserves, soit 60% des réserves mondiales, accumulés grâce aux exportations passées vers les pays consommateurs, ils peuvent dégager les fonds nécessaires. La difficulté réside dans la structure sociale de ces pays où les besoins sont énormes mais la solvabilité très faible. Les possibilités théoriques de développement du marché intérieur sont immenses puisque que moins de 20% de la production industrielle est destinée à la consommation intérieure.

Difficile coopération régionale

L’autre conséquence concerne la coopération régionale. L’Asie pourrait devenir moins dépendante du monde « développé » si elle unissait ses forces, comme l’ont réussi les pays européens après la deuxième guerre mondiale. Elle ne manque pas de structures de coopération, notent les experts. Elle en a même trop, qui se font concurrence au lieu de se renforcer les unes les autres. Dans le domaine financier, le Japon avait proposé il y a quelques années, la création d’un Fonds monétaire asiatique. L’idée a été refusée par les autres pays, par les Etats-Unis et par les organisations internationales. Des accords bilatéraux, pour aider des pays traversant des difficultés passagères, ont été signés dans le cadre de la CMIM, la Chiang Maï Initiative for Multilateralization, à partir de 2000. C’est un premier pas mais sa mise en œuvre reste très liée à des accords avec le Fonds Monétaire International (FMI). Les participants veulent être sûrs que leur argent sera bien employé mais ils ne font pas confiance à leurs partenaires et préfèrent s’en remettre à une organisation internationale. Les Etats asiatiques sont « très réticents à créer des institutions régionales », explique Hadi Soesastro, un expert indonésien, par manque de volonté politique et défiance vis-à-vis des voisins.

L’ASEAN (l’Association des nations du sud-est asiatique) qui s’est étendue vers d’autres pays de la région pourrait être le noyau de cette coopération régionale mais la création de structures stables est liée à la solution de différentes questions géostratégiques. La compétition pour l’hégémonie régionale entre la Chine et le Japon qui n’ont pas vidé leur différend historique, la crainte très répandue de la Chine, la volonté d’impliquer l’Inde voire l’Australie dans les ententes régionales pour contrebalancer le poids de la Chine, la présence des Etats-Unis, jugée par certains indispensable à l’équilibre des forces et source pour d’autres de rejet, tous ces problèmes sont des freins au développement d’une coopération régionale, à la création d’une zone de libre-échange (pourtant prévue par l’ASEAN), à la solidarité monétaire. Cette coopération apparaît pourtant indispensable à l’existence d’un marché asiatique capable sinon de prendre la relève de la demande extérieure, du moins d’amortir les effets des fluctuations exogènes.