La défense européenne commune à l’épreuve de la réalité

Les dirigeants européens ont mis à leur ordre du jour l’objectif d’une Europe de la défense. Ils progressent à petits pas dans un domaine qui met en jeu les pouvoirs régaliens des Etats et le poids des souverainetés nationales. Toutefois le retrait du Royaume-Uni, en levant les blocages britanniques, et les menaces de Donald Trump de cesser de garantir la sécurité du Vieux Continent ont créé une situation nouvelle, qui pourrait favoriser une réponse européenne unifiée. L’Europe va-t-elle enfin vers une défense commune ? Quatre spécialistes étaient invités par la Maison Heinrich-Heine à Paris et le site Boulevard-Exterieur à débattre de cette question, mardi 13 février, dans un débat animé par Daniel Vernet.

Comment articuler la défense européenne
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La construction d’une défense européenne est, avec la réforme de la zone euro et la mise en place d’une politique migratoire commune, l’un des trois grands chantiers dont pourrait dépendre une relance de l’Union européenne. C’est aussi celui qui semble le plus prometteur après l’accord conclu en décembre 2017 par vingt-cinq des vingt-huit Etats membres en faveur d’une « coopération structurée permanente » dans le domaine militaire.
Peut-on dire aujourd’hui que l’Europe de la défense est en marche et que la PSDC (Politique de sécurité et de défense commune), qui a remplacé la PESD (Politique européenne de sécurité et de défense) dans le traité de Lisbonne en 2007, est en passe de devenir une réalité ?

Une fenêtre d’opportunité

Le moins qu’on puisse dire est que les réponses des experts réunis à la Maison Heinrich-Heine ont été empreintes de prudence, voire de scepticisme, lorsque Daniel Vernet, animateur du débat, leur a demandé si, selon eux, les conditions sont aujourd’hui meilleures pour progresser vers une Europe de la défense. Certes, explique le chercheur belge André Dumoulin, professeur à l’Université de Liège, une « fenêtre d’opportunité » s’est ouverte avec le Brexit, qui va permettre de lever les blocages britanniques, et avec « l’effet Trump », qui peut se traduire par un retrait américain, mais la « coopération structurée permanente » sur laquelle l’UE vient de s’entendre ne porte pas vraiment sur les questions stratégiques. Sur ces questions, souligne-t-il, s’il y a coopération, elle se fait à la carte, hors de l’Union européenne.

Chercheuse à la Fondation pour la science et la politique (SWP) à Berlin, Ronja Kempin exprime les mêmes réserves sur l’avenir de la défense européenne. Elle note en particulier que l’Union européenne a déjà manqué plusieurs occasions de bâtir une défense commune, qu’elle est aujourd’hui aussi divisée, sinon plus, qu’il y a dix ou vingt ans et que, dans ce domaine, l’entente franco-allemande est plus rhétorique que réelle.
S’il est vrai qu’Emmanuel Macron a parlé de forces d’intervention communes, ces forces, appelées battle groups, existent depuis 2004, indique-t-elle, mais elles n’ont jamais été déployées, faute d’accord sur les conditions de leur emploi. Le seul élément positif, selon elle, est que les citoyens demandent désormais à l’Europe de les protéger contre le terrorisme.

Quelle souveraineté européenne ?

Peut-on parler d’une « prise de conscience » des Européens ? Sans doute Angela Merkel les a-t-elle invités à prendre en mains leurs propres affaires, rappelle l’ancien conseiller à l’OTAN et journaliste allemand Detlef Puhl, mais elle ne leur a pas dit comment le faire, dans quel cadre, pour quel objectif. « Ce qui manque, dit-il, c’est une volonté politique d’ensemble » qui précise ce que les Européens veulent faire ensemble en matière de défense. Que veut-on dire lorsqu’on parle d’une « souveraineté européenne » ? S’est-on suffisamment interrogé sur les échecs précédents ? Est-on sûr d’entendre les mêmes choses derrière les mêmes mots ? « Ce sont des questions ouvertes, souligne-t-il. Tant qu’on ne les abordera pas, on n’arrivera pas à mettre quelque chose sur pied, on construira des instruments mais on ne se donnera pas les règles de leur utilisation ».

Est-il vraiment possible de surmonter les désaccords entre les Etats membres sur ces questions ? Faut-il tenter de maintenir à tout prix l’unité des Vingt-Sept ou peut-on accepter qu’une avant-garde choisisse d’aller plus vite vers une défense commune ? C’est l’une des principales divergences entre l’Allemagne et la France selon Detlef Puhl, la première donnant la priorité à l’intégration, la seconde à la capacité d’intervention.
« Légitimité ou efficacité ? C’est le dilemme », confirme Ronja Kempin. Le Néerlandais Joost Van Iersel, membre du Comité économique et social européen, estime qu’un chemin peut être trouvé entre les deux voies, sur le modèle de l’euro, que tous les Etats ont promis de rejoindre quand ils y seront prêts. Moins pessimiste que les autres participants, il considère qu’il est utile de fixer une perspective lointaine, même si elle est encore floue, pour franchir les premiers pas.

Les défis d’une défense européenne, énoncés par Daniel Vernet, sont variés : ils vont de la création d’une culture stratégique partagée à la définition d’une politique concertée d’exportation des armements, en passant par la mise en commun des matériels militaires et par la conception d’opérations conjointes. La question des relations avec l’OTAN, trop souvent utilisée comme « un alibi pour ne rien faire » selon Joost Van Iersel, devra être également soumise à réflexion, au moment où, à en croire Detlef Puhl, l’UE et l’OTAN sont l’une et l’autre saisies par le doute et « ne savent pas ce qu’elles veulent faire ». Les questions sont assurément plus nombreuses que les réponses.