La destruction des armes chimiques syriennes, un défi à relever

L’accord entre la Russie et les Etats-Unis a permis l’adoption de la résolution 2118 par le Conseil de sécurité de l’ONU. Les experts s’interrogent sur les difficultés liées à la mise en œuvre de ce texte qui prévoit la destruction de stock d’armes chimiques de la Syrie. Rémy de Gournava rend compte d’une conférence tenue au Wilson Center de Washington sur ce sujet.

L’adoption de la résolution 2118 par le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies a été pour la Russie une victoire significative, avec des conséquences largement positives pour Bachar el-Assad, le président syrien. Une intervention armée de la part des Etats-Unis et de la France a d’abord été évitée, préservant ainsi les chances de survie du gouvernement syrien, l’allié de la Russie.

Ensuite, en ne s’inscrivant pas dans le cadre du fameux chapitre VII de la charte de l’ONU (même si elle y fait référence), la résolution 2118 ancre les Etats-Unis et l’Europe dans la voie diplomatique au moins jusqu’à la mi-2014, la date butoir pour l’élimination de l’arsenal chimique syrien. Durant cette période, toute pression sur le régime el-Assad excédant les dispositions de la résolution 2118 pourra être utilisée par la Syrie et son parrain russe comme prétexte pour ralentir ou arrêter le processus de démantèlement. Les Etats-Unis et l’Europe cherchent à éviter un tel scénario, qui menacerait les faibles concessions obtenues de la Syrie en échange de l’annulation de l’intervention militaire.

Dans cette perspective, il est difficile d’imaginer un soutien actif de l’Occident aux rebelles qui viserait à bouleverser l’équilibre des forces. Ainsi, pour parvenir à l’objectif important, mais stratégiquement limité, de l’élimination des armes chimiques en Syrie, les Etats-Unis et l’Europe ont de fait renoncé à leurs moyens d’influence sur le conflit conventionnel.

Le jeu en vaut-il la chandelle ?

Il reste à déterminer si le faible gain des Etats-Unis dans son bras de fer avec la Russie – la promesse de démantèlement de l’arsenal chimique – sera suivi d’effets. Les premiers signes sont encourageants. La Syrie a en effet commencé à remplir ses obligations. Immédiatement, suite à l’accord pour l’élimination des armes chimiques syriennes, conclu le 14 septembre entre la Russie et les Etats-Unis, la Syrie a fait acte de candidature auprès de la Convention sur l’interdiction des armes chimiques. Quelques jours plus tard, le régime de Bachar el-Assad a dûment soumis à l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) un premier inventaire de son arsenal chimique, complété par de nouvelles informations le 4 octobre.

Dès le 2 octobre, des experts syriens ont été dépêchés par le gouvernement pour former avec les inspecteurs de l’OIAC et de l’ONU des groupes techniques sur trois priorités : la vérification des informations transmises par la Syrie, la sécurité des équipes d’inspections, et les autres arrangements pratiques pour l’application de la résolution 2118. Le processus de démantèlement a commencé le 6 octobre.

Mais de nombreuses étapes jalonnent encore le processus de destruction des armes chimiques syriennes. L’ensemble des installations devra être inspecté d’ici au 1er novembre. A la mi-novembre, le Conseil de sécurité de l’ONU devra décider des étapes intermédiaires à l’élimination de l’arsenal chimique syrien. Le démantèlement devra être effectué avant le 1er juin 2014. Ces échéances, pour ne citer que les plus importantes, sont autant de passages délicats sur le chemin de l’application de la résolution 2118.

Les chances de succès de la résolution 2118 

Les chances de succès sont bonnes, à en croire Charles Duelfer, ancien directeur adjoint puis directeur intérimaire de la Commission spéciale des Nations Unies sur l’Iraq (UNSCOM, 1993-2000). Le jour même du vote de la résolution, cet expert en armes de destruction massive participait à une conférence au Wilson Center, un institut de recherches de Washington, sur les défis de l’élimination des armes chimiques en Syrie.

De par sa connaissance des mécanismes onusiens et son expérience en Iraq, Charles Duelfer a une perspective unique sur la question syrienne. Il a ainsi travaillé en Irak pour le compte de l’ONU puis, à la suite de l’invasion américaine, pour la Central intelligence agency (CIA) en tant que chef du Groupe d’inspection en Irak (ISG) – le groupe d’enquête qui a conclu par le « rapport Duelfer » de 2004 à l’absence d’armes de destruction massive en Irak.

Son optimisme contraste avec le scepticisme de beaucoup de commentateurs qui jugent la résolution 2118 inapplicable. Les difficultés mises en avant par ces derniers incluent le calendrier précipité, les risques de non-coopération de la part de Damas et la difficulté liée à la guerre civile en cours à sécuriser les armes chimiques et à assurer la sécurité des inspecteurs.

Un calendrier précipité

« Les délais sont courts, admet Charles Duelfer, mais c’est faisable ». Le calendrier de l’élimination des armes chimiques a été établi par la résolution 2118 sur la base de la décision du Conseil exécutif de l’OIAC. Il prévoit trois phases. La première, d’une durée d’un mois, consiste en la vérification de l’inventaire déclaré par la Syrie : elle prévoit la visite d’environ 40 sites hébergeant des armes ou composantes chimiques, ainsi que l’éventuel regroupement de certains éléments sensibles dans des bunkers sécurisés. La deuxième phase, dans le courant du mois de novembre, comprend la destruction des éléments-clés utilisés pour produire les armes et agents chimiques afin de stabiliser l’arsenal syrien ; cela peut se résumer à renverser les réserves d’alcool (l’une des composante-clé dans la production du sarin) par terre, explique Charles Duelfer. Enfin, la dernière phase prévoit la destruction complète de l’arsenal chimique à l’horizon de juin 2014. 

La mobilisation d’une main d’œuvre importante est nécessaire pour tenir ces délais. Charles Duelfer estime que pas moins de 75 personnes (soit 5 équipes de 15, en incluant les responsables logistiques, les traducteurs, etc.) devront être sur le terrain pour inspecter en moyenne un peu plus d’un site par jour.

A première vue, cette cadence rapide ne résiste pas à une comparaison historique. Au début des années 2000, les critiques ont ainsi pu reprocher aux inspecteurs de l’ONU l’absence de résultats significatifs après une décennie de présence en Irak. Pourtant, rétorque Charles Duelfer, « nous avions mis la main sur la plupart des armes chimiques irakienne en l’espace de seulement 18 mois. Bien sûr, nous ne connaissions pas à l’époque la quantité d’armes chimiques présentes dans ce pays. Mais on a appris plus tard qu’il s’agissait là de l’essentiel » du stock d’armes chimiques détenu par Saddam Hussein. Ainsi, conclut-il, « le processus de démantèlement est faisable, à condition que la Syrie coopère ».

Les pressions de la Russie

Mais quel sera le degré de coopération du gouvernement syrien ?

Selon Charles Duelfer, Sergueï Lavrov s’est assuré de la collaboration pleine et entière de Bachar el-Assad. Le ministre russe des affaires étrangères « n’aurait pas proposé un [accord] qu’il n’aurait pu forcer la Syrie à respecter ». Et si l’expert en armes de destruction massive précise qu’il « ne nominerait pas M. Lavrov pour le prix Nobel de la paix  », il lui attribue une parfaite connaissance des mécanismes onusiens, et en particulier des capacités – et incapacités – des inspecteurs de l’ONU. Sergueï Lavrov et lui-même ont en effet entretenu des rapports très étroits, bien que pas toujours simples, durant la crise irakienne, alors que le premier était ambassadeur auprès de l’ONU et le second directeur adjoint de l’UNSCOM.

La bonne foi russe semble aussi étayée par l’accord entre les Etats-Unis et la Russie concernant l’échange de renseignements confidentiels sur le programme syrien de développement d’armes chimiques.

Ensuite, les obligations de la Syrie étant clairement établies, le degré de coopération de Bachar el-Assad avec les inspecteurs de l’ONU et de l’OIAC apparaîtra nettement dans les prochaines semaines. En effet, « comme pour l’Irak, […] la charge de la preuve repose sur la Syrie. De façon critique, le rôle des inspecteurs se limite à la vérification des déclarations syriennes ».

Plus encore : le Conseil de sécurité semble avoir anticipé d’éventuelles réticences syriennes. La résolution 2118 permet de contourner certains blocages qui pourraient entraver sa mise en œuvre. Contrairement aux règles usuelles de l’OIAC, la résolution dispose que la Syrie ne peut restreindre l’accès des inspecteurs à son territoire (sur la base de leur nationalité, par exemple). De même, alors que la Convention interdit l’export d’armes chimiques, la résolution 2118 prévoit la possibilité pour les pays membres de l’ONU de transporter, transférer, et détruire les armes chimiques, y compris à l’étranger, ce qui devrait permettre d’accélérer le processus de démantèlement.

Une contrainte supplémentaire : la guerre civile

Cette dernière disposition de la résolution 2118 permettra également de limiter l’impact d’une autre difficulté de taille. L’élimination des armes chimiques syriennes devra être effectuée au cœur des combats entre gouvernement syrien et insurgés. Les risques de sécurité liés au déplacement de l’arsenal chimique, comme à celui des inspecteurs, est l’une des réserves les plus importantes concernant l’applicabilité de la résolution 2118. En particulier, certains groupes radicaux de l’opposition pourraient essayer de profiter de la publicisation des sites hébergeant des armes chimiques et de la vulnérabilité des convois les transportant pour saisir une partie de l’arsenal gouvernemental.

Pour Charles Duelfer, ces risquent restent limités. D’abord, « les Syriens entreposent leurs armes les plus sensibles à des endroits hautement sécurisés ». Ensuite, « l’une des options les plus en vues seraient d’emporter l’ensemble à l’étranger, en vue de les détruire » (à cet effet, l’expert rappelle la présence de la base navale russe de Tartus, sur la côte syrienne). Cette solution permettrait d’éviter une présence prolongée des éléments chimiques sur le sol syrien.

Le transport des armes chimiques ne semblent pas non plus être une difficulté majeure. Les rapports de renseignement européen et américain indiquent que la Syrie a, à maintes reprises, déplacé ses dépôts d’armes chimiques. « C’est une bonne chose, explique Chrales Duelfer, dans le sens où les Syriens ont de l’expérience dans le transport [d’armes chimiques]. [Même si] c’est embêtant puisqu’ils ont aussi la capacité de déplacer [leur arsenal] pour éviter les inspections. »

Toutefois, l’ancien inspecteur de l’ONU ajoute : « La sécurité des inspecteurs est sûrement la partie la plus difficile. Mais une fois encore, il s’agit de la responsabilité du gouvernement syrien […]. S’il y a, disons, 45 sites qu’ils doivent inspecter, [les responsables syriens] peuvent mettre en place un système de rotation pour l’accès à ces sites, par transport terrestre […], ou potentiellement par hélicoptère ; bien qu’il faille se méfier des MANPADS [les missiles sol-air portatifs] que les insurgés peuvent avoir. » 

Les contraintes liées à la guerre civile devraient donc être des obstacles surmontables. Paradoxalement, Charles Duelfer souligne que l’élimination des armes chimiques syriennes pourrait être plus facile que la mission irakienne à laquelle il a participé. « La situation syrienne est sous certains aspects plus facile, parce que la Syrie n’a pas fait l’objet de bombardements préalable, dit-il. Dans le cas de l’Irak de 1991 et 1992, tous les sites militaires avaient souffert des bombardements : bunkers, dépôts, bâtiments administratifs, etc. Tout était détruit. Et lorsque [les inspecteurs] tombent sur un tas de missiles éparpillé, il est plus difficile de savoir s’ils sont de nature conventionnelle ou chimique. Le tri est beaucoup plus difficile. De ce point de vue, la situation syrienne devrait être plus facile. » 

Les autres questions en suspens

La résolution 2118 et la décision du Conseil exécutif de l’OIAC du 27 septembre laissent un certain nombre de questions sans réponse, parmi lesquelles le coût d’un tel démantèlement et la répartition des responsabilités dans les décisions de la communauté internationale.

Concernant la première, Bachar el-Assad a estimé dans l’entretien télévisé du 19 septembre accordé à la chaîne Fox News que l’élimination complète des armes chimiques syriennes devrait coûter près d’un milliard de dollars, une somme qu’il proposait aux Etats-Unis de prendre en charge. Sans donner d’estimations, Charles Duelfer rappelle que la destruction sur place des armes chimiques irakiennes, dont l’inventaire est d’une taille comparable à celui de la Syrie, n’avait coûté qu’une dizaine de millions de dollars. Lors de sa conférence de presse du 9 octobre, Ahmet Üzümcü, directeur général de l’OIAC, indiquait que si les frais du démantèlement étaient normalement du ressort de l’Etat détenteur, un fonds international pourrait être constitué dans le cas de la Syrie, une fois estimé le coût total de l’opération.

Enfin, la distribution des rôles entre l’OIAC, le secrétariat général et le Conseil de sécurité de l’ONU demeure peu claire. Selon la résolution 2118, Ahmet Üzümcü rend des comptes à Ban Ki-moon, qui, lui, rapporte au Conseil de sécurité. Le 7 octobre, le secrétaire général de l’ONU a également proposé l’établissement d’une mission jointe avec l’OIAC, dans laquelle cette dernière serait en charge des inspections et l’ONU de la sécurité, de la logistique, et de la coordination. Cependant, la question de l’autorité de chaque institution reste ouverte. Comme l’a récemment souligné Charles Duelfer sur son blog, « qui décidera par exemple de quelle munition détruire et selon quels critères » ? Les inspecteurs devront-ils détruire les fameux Scuds (des missiles balistiques) syriens s’il est prouvé – comme on peut s’y attendre – que des ogives destinées aux Scuds ont été produites spécialement pour une attaque chimique ? Devront-ils seulement détruire ces ogives ?

Dans le premier cas, la Syrie verrait ses capacités militaires conventionnelles lourdement affectées. La force de riposte et de dissuasion du régime de Damas serait affaiblie vis-à-vis de l’ennemi de l’intérieur – les insurgés – comme de l’ennemi de l’extérieur : Israël.

Si la question venait sur la table du Conseil de sécurité, on peut s’attendre à d’âpres débats entre les Etats-Unis et l’Europe d’une part, et la Russie d’autre part. Même sur des questions secondaires, le jeu des puissances n’est jamais très loin.

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Le Wilson Center (ou Woodrow Wilson International Center for Scholars) est un centre de recherche issu d’un partenariat public-privé créé pour commémorer l’éponyme 28ème président des Etats-Unis, le seul à avoir obtenu un diplôme de doctorat. Woodrow Wilson, l’auteur des Quatorze Points qui contenaient sa vision d’un nouvel ordre international après la Première guerre mondiale, avait œuvré à la création de la Société des nations. Le centre couvre un vaste champ de recherche, de la politique intérieure aux affaires internationales. Dans le classement mondial des think-tanks de 2011, il était à la 15ème place.