L’apartheid en Afrique du sud se distinguait de ce qu’on connait de l’exploitation coloniale traditionnelle de deux manières : il n’y avait pas de métropole et les exactions commises contre la population locale n’allaient pas contre le droit positif, elles s’y référaient. Codifié en 1948, l’apartheid ne définit pas un état de fait mais un état de droit. On l’a appelé ségrégation, puis apartheid, puis « développement séparé ». L’idée était la même : tout le monde n’avait pas les mêmes droits. Si on avait appliqué le principe démocratique « un homme, une voix », la majorité noire forcément l’aurait emporté.
La libération des Noirs a été le résultat autant de la mise en œuvre du droit que de la violence. Il y a eu les scansions de trois grands procès, un enchaînement qui ne signifie cependant pas du tout un progrès linéaire, loin de là, parce que chaque fois qu’un moyen de défense légal était utilisé, le pouvoir le rendait illégal, repoussant ses adversaires dans l’illégalité.
Cette histoire que raconte George Bizos, un immigré grec dont le père avait fui les nazis. Il a été l’avocat de Mandela et de sa famille pendant une trentaine d’années avant de devenir le conseiller juridique et constitutionnel de l’ANC en charge de définir une nouvelle République en Afrique du Sud. Son livre « Odyssey to Freedom », est l’aventure du droit en Afrique du Sud. En préfaçant ce livre en 2007, au nom d’une amitié de soixante ans, Mandela rappelait que George Bizos avait lui-même défendu les clients du cabinet Mandela & Tambo victimes de l’apartheid, avant d’être appelé à faire partie de l’équipe de la défense dans le procès de Rivonia dont les accusés échappèrent à une mort programmée par le gouvernement Verwooerd.
Les lois de l’Apartheid
Le procès de Rivonia était le troisième de ceux qui ont marqué l’histoire de l’Afrique du sud. Le 12 juin 1964, Nelson Mandela, Walter Sisulu, Govan Mbeki, Elias Motsoaledi, Andrew Mlangeni, et Denis Goldberg y furent condamnés à perpétuité. L’inculpé Govan Mbeki, père de Thabo Mbeki, le successeur de Mandela à la présidence de la République sud-africaine, avait expliqué qu’il se battait « contre des lois menaçant chaque droit dont les Africains avaient joui auparavant » et que, ne pouvant accepter l’interdiction de l’ANC, il allait continuer à en être membre « dans les conditions de l’illégalité. »
L’ANC était un vieux parti réclamant l’égalité des droits dans les formes traditionnelles de la politique. Ses membres ne sont pas entrés dans l’illégalité, c’est le gouvernement qui les y a installés en déclarant l’ANC illégale.
Andrew Mlangeni, membre de l’ANC et de sa branche armée Umkhonto we Sizwe, explique qu’il a rejoint le parti en 1954 parce qu’il voulait travailler pour son peuple : « le gouvernement fait tous les jours des lois, dans son parlement blanc, qui visent à supprimer les aspirations politiques de la majorité du peuple, qui n’a pas voix au chapitre. » Son coinculpé Elias Motsoaledi a rejoint Umkhonto we Sizwe parce qu’il voulait combattre pour des droits égaux. Il était devenu clair pour moi, explique-t-il au tribunal, que « toutes nos années de combat pacifique n’avaient servi à rien. Le gouvernement ne nous laisserait plus combattre pacifiquement et bloquerait tous nos actes légaux en les rendant illégaux. »
Théâtre de la justice
La figure du procureur Yutar, l’accusateur du procès de Rivonia, parait si caricaturale que sa persistance à travers les années et les procès pourrait en faire un mythe. On pense au procureur Vychinsky des procès de Moscou… En Union soviétique, les accusés n’avaient pas droit à la parole. Ici, l’histoire a pu recueillir non seulement les témoignages mais les déclarations politiques de ceux qui avaient, comme Mandela, renoncé à une défense personnelle. « Accusé N°1, Nelson Mandela, comment plaidez-vous ? - c’est le gouvernement qui devrait être dans le box, pas moi, je plaide non coupable. » « -Accusé N° 2 Walter Sisulu, comment plaidez-vous ? - c’est le gouvernement qui est coupable, pas moi… »
George Bizos met en scène avec fougue les drames du prétoire. Il montre à la fois les stratégies de la défense. Des vies sont en suspens, et pour que le juge puisse – s’il le veut – s’abstenir de prononcer la peine de mort, il faut lui fournir des circonstances atténuantes de préférences reconnues par la jurisprudence. Il faut aussi choisir avec soin les accusations qui ne seront pas contestées et celles qui ne seront jamais admises car elles pourraient compromettre d’autres personnes, ou même entraîner d’autres procès si elles ne figurent pas dans l’acte d’accusation.
Il faut convaincre à la fois le juge et le public, la presse, car le tribunal est aussi une tribune. Il faut séduire, mais si les réparties drôles et vives de l’accusé Kathy Kathrada plaisent à l’audience, elles énervent le juge. Il faut toucher les journalistes. C’est ainsi que la déclaration de Mandela au procès de Rivonia a été publiée in extenso par le Rand Daily Mail. Mandela dit n’être ni terroriste ni communiste. « Ma vie a été consacrée au combat des Africains. J’ai combattu la domination blanche, et j’ai lutté contre la domination noire. J’ai aimé l’idéal d’une démocratie et d’une société libre dans laquelle tout le monde vivrait ensemble en harmonie et avec les mêmes chances ; c’est un idéal que j’espère vivre et accomplir. Mais si c’est nécessaire, c’est un idéal pour lequel je suis prêt à mourir. » Une phrase qu’il répétera mot pour mot à sa sortie de prison.
Nelson Rolihlahla Mandela est un prince. Sa famille est noble et il ne l’a jamais oublié. Prisonnier à Robben Island, lorsqu’il est amené par ses gardiens vers son avocat George Bizos, lors de leur première rencontre, il l’embrasse et lui dit courtoisement : « George, permettez-moi de vous présenter ma garde d’honneur ». Et il le fait selon la hiérarchie, explique Bizos, prénom et nom. « Chacun d’eux, hésitant et de mauvais gré, me serra la main. » La noblesse de Mandela était réelle. Lorsqu’en janvier 1985 le président Pik Botha proposa à Mandela une libération conditionnelle, la condition étant de renoncer à toute violence dans la poursuite de ses objectifs, Mandela refusa et sa fille Zenani vint livrer son message : « Mon père dit
Que Botha renonce à la violence
qu’il annonce le démantèlement de l’apartheid
qu’il autorise l’organisation du peuple, l’ANC
qu’il libère tous ceux qui ont été emprisonnés, bannis ou exilés pour leur opposition
Qu’il garantisse une activité politique libre telle que les gens puissent décider de qui va les gouverner
Mon père dit
Les prisonniers ne font pas de contrats avec leurs geôliers. .. »
Le 2 février 1990, à l’ouverture du parlement, le président de Frederik De Klerk annonça qu’il allait lever l’interdiction touchant l’ANC et les autres organisations luttant contre l’apartheid, et que Nelson Mandela allait être libéré aussi tôt que possible.
La suite n’a pas donné exactement l’image d’un long fleuve tranquille. Les ségrégationnistes n’ont pas rangé leurs armes tout de suite, la police n’a pas perdu immédiatement ses habitudes et les anciens partis au pouvoir ont tenté encore de sauver quelques privilèges. Il a fallu du temps aussi pour que soient libérés tous les prisonniers politiques du pays.
Le comité juridique et constitutionnel de l’ANC avait aussi été invité par les Namibiens, qui les avaient mis en garde contre des demandes difficiles à satisfaire qui pourraient leur être présentées par le gouvernement de Klerk à la fin des négociations. Ils avaient évoqué le maintien des officiers, les droits de propriété, les immunités promises par le régime de l’apartheid…Les négociateurs de l’ANC firent leur profit de ces conseils.
Le prix Nobel de la paix
La remise du prix Nobel de la paix attribué conjointement à Nelson Mandela et à Frederik de Klerk en 1993 ne se passa pas sans problèmes. Mandela n’apprécia pas la symétrie des torts évoquée par de Klerk, et le fit savoir dans un discours très critique sur le régime de l’apartheid. Quant au public norvégien, comme plus tard suédois, il ne cacha pas non plus ses sympathies.
Le 27 avril 1994 eurent lieu les premières élections démocratiques en Afrique du sud. On craignait les manifestations, les attentats… rien de tout cela n’arriva. De longues queues se formèrent devant les bureaux de vote, noirs et blancs mélangés, dans un silence solennel, comme dans une procession religieuse. L’ANC victorieuse forma avec le parti nationaliste de De Klerk un gouvernement d’union nationale, pour cinq ans, afin d’établir les structures d’une nouvelle république.
La peine de mort
Des commissions se sont des années durant plongées dans l’examen du droit pour asseoir la justice. De très longues discussions ont eu lieu sur la peine de mort, que certains nostalgiques voulaient conserver comme « dissuasion ». Au cours du temps sous l’apartheid, les juges avaient été « contraints » d’infliger la peine de mort, s’ils ne trouvaient pas de circonstances atténuantes pouvant convaincre les juges. Les statistiques ont enregistré les mouvements du droit ; pendant les 36 ans qui se sont écoulés entre 1911 et 1947 il y avait eu 21 exécutions ; mais dans les sept premiers mois de 1948, pas moins de 37 personnes ont été pendues. A partir de 1948 et des lois sur l’apartheid le nombre en a régulièrement augmenté et en 1987 il avait atteint 171, pour l’année. Au nom de l’ANC, Georges Bizos a plaidé la suppression. La peine de mort a été abolie en juin 1995.
Mandela ne voulait pas de vengeance. A l’ouverture de la Cour constitutionnelle, qui allait devenir l’instance judiciaire suprême en Afrique du sud, il avait rappelé : « la dernière fois que je suis venu dans un tribunal, c’était pour savoir si j’allais ou non être condamné à mort. » Ce n’était pas une remarque légère, écrit George Bizos. Trop de ses camarades, leurs familles, leurs avocats, en avaient souffert. Que se serait-il passé si Mandela était sorti amer et inflexible de son long emprisonnement, s’il avait cherché la revanche plutôt que la réconciliation ?
L’avenir de la démocratie en Afrique du sud est suspendu au travail de la cour constitutionnelle, a dit Mandela. La tâche de la cour sera de s’assurer que les valeurs de la liberté et de l’égalité sont cultivées et protégées de telle manière qu’elles demeurent.
Une nouvelle constitution
Lorsque la décision de faire des élections démocratiques a été prise, en 1990, les juristes aussitôt se sont intéressés à ce qu’il fallait mette en place.
Les conseillers de l’ANC ont été invités dans de nombreux pays étrangers pour y être informés des pratiques diverses des démocraties ; en Allemagne par exemple. Ils ont été très intéressés par le fonctionnement de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe. Sans pouvoir espérer disposer des ressources nécessaires pour assurer un fonctionnement aussi fluide, George Bizos et ses amis ont cependant décidé de se souvenir de la possibilité pour les gens ordinaires d’approcher la cour, de lui exposer leur requête, sinon de la saisir directement, du moins de voir leur affaire examinée rapidement par des juristes compétents qui y donnaient une suite rapide. Ils ont apprécié aussi l’indépendance assurée aux juges, notamment par l’exclusion de tout mandat politique à l’issue de leur travail auprès de la cour.
Les questions étaient multiples ; quel type de régime choisir, quels seraient les pouvoirs du président, que pouvait signifier le fédéralisme dans un pays qui avait un tel besoin d’unir ses différentes composantes ?
Le droit a dominé la construction de la « nation arc-en-ciel ». Certes on a dansé, chanté, scandé le toiy toiy dans les rues, mais on a élaboré le droit nouveau. On a utilisé le droit pour déconstruire l’apartheid comme il avait été utilisé pour le fabriquer. Un énorme travail juridique a été accompli. Le droit, pas la force. Il a fallu toute la force de Mandela, son courage, pour priver de leur vengeance ceux qui pouvaient penser y avoir droit. Les commissions Vérité et conciliation ont bien sûr été critiquées, elles étaient forcément le résultat d’un compromis, elles ont laissé bien des criminels vivre en paix et n’ont pas garanti un après-Mandela sans nuages. Elles ont évité sans doute la guerre civile.
Une foule de plus de quatre-vingt mille personnes s’était massée dans le grand stade de football de Soweto pour fêter la libération de Mandela. C’est là qu’à sa mort a été organisée la cérémonie d’adieux et d’hommages. Barak Obama y a affirmé que rendre hommage à Mandela sans respecter les valeurs de solidarité n’avait pas de sens, il a dit la dette qu’il avait envers lui, il a rappelé que Nelson Mandela n’était pas un homme politique, mais qu’il était issu de la société civile. Nelson Mandela était un avocat. Et, toujours selon Obama, il a libéré non seulement les prisonniers mais aussi les geôliers.
Dans la cellule de sa prison, Mandela disait fièrement : « Je suis le maître de mon destin, le capitaine de mon âme. »