Il y a quatre mois, au lendemain du coup d’Etat manqué du 15 juillet, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, s’est engagé dans une politique de répression sévère à l’égard de ceux qu’il considérait comme les auteurs ou les complices de cette tentative. Principale cible : les « gülenistes », partisans avérés ou supposés du prédicateur Fethullah Gülen, son ancien allié, devenu son ennemi juré, exilé aux Etats-Unis depuis 1999, d’où il continue de diriger un vaste réseau d’associations et de fidèles qui partagent son inspiration islamiste. Le président turc s’est donné pour mission d’éradiquer le mouvement Gülen. Il le fait à sa manière, brutale, violente même, au prix d’une régression démocratique qui inquiète la communauté internationale et, en particulier, l’Union européenne, avec laquelle les négociations d’adhésion sont en cours.
Ces derniers jours, la violation de la démocratie a pris en Turquie une ampleur nouvelle. L’arrestation d’une dizaine de journalistes du quotidien d’opposition Cumhuriyet a porté à un degré supérieur les attaques du régime contre la liberté de la presse. Surtout l’interpellation de plusieurs députés du Parti démocratique des peuples (HDP), dont ses deux co-présidents, Selahattin Demirtas et Figen Yüksekdag, a marqué une étape supplémentaire dans la vaste purge voulue par Recep Tayyip Erdogan. Cette fois, c’est au nom de la lutte contre le terrorisme kurde que le pouvoir justifie à la fois son action contre les journalistes, accusés de connivence avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), et son offensive contre le HDP, troisième force du Parlement, considérée comme pro-kurde. Selon le chef du Parti républicain du peuple (CHP), le vieux parti kémaliste, deuxième force du Parlement, « la Turquie avance comme un véhicule sans frein » et « personne ne sait où elle va ».
Si on ne sait pas encore où va la Turquie, on sait à peu près où Recep Tayyip veut en venir. Le président turc ne cache pas son désir d’installer, à son profit, un régime présidentiel fort qui lui donnera les pleins pouvoirs en éliminant tous les pouvoirs intermédiaires. Ceux-ci font l’objet, depuis plusieurs mois, d’une épuration massive, qui touche des dizaines de milliers de fonctionnaires, notamment des magistrats et des universitaires. La police et l’armée ne sont pas épargnées. Les droits des avocats, comme ceux des journalistes, sont limités. Tout est fait pour préparer la présidence à poigne dont rêve Recep Tayyip Erdogan, au mépris des règles de la démocratie libérale et des valeurs des sociétés occidentales. Le président turc a choisi de rompre avec l’héritage kémaliste, qui a ancré son pays à l’Ouest en le coupant de son héritage ottoman. Il est de ceux qui, comme Viktor Orban en Hongrie ou Vladimir Poutine en Russie, rejettent ouvertement le système politique de l’Occident.
La dérive autoritaire du pouvoir turc l’éloigne désormais de l’Union européenne. Le président Erdogan ne s’en soucie pas. Il va même jusqu’à brandir la menace du rétablissement de la peine de mort en Turquie, qui serait un casus belli avec Bruxelles, l’abolition de la peine capitale étant une condition impérative pour appartenir à l’UE. Les avertissements des dirigeants européens laissent de marbre les officiels turcs. Le premier ministre, Binali Yidirim, a ainsi répondu au président du Parlement européen, Martin Schulz, qui avait qualifié de « ligne rouge » l’opération menée contre le journal Cumhuriyet : « Nous n’avons rien à apprendre de vous en matière de liberté de la presse, ici, c’est le peuple qui décide où est la ligne rouge ». Les relations entre la Turquie et l’Union européenne ne vont pas s’améliorer. Le prochain rapport de la Commission européenne sur le processus d’adhésion, attendu prochainement, devrait confirmer ses critiques sur les manquements à l’Etat de droit et sur les atteintes à la liberté de la presse et à l’indépendance de la justice.
L’Union européenne a réagi avec prudence aux dernières initiatives du président Erdogan. Sa haute représentante pour la politique extérieure et de sécurité, Federica Mogherini, s’est contentée de se dire « extrêmement inquiète » de l’évolution de la situation avant de s’entretenir avec le ministre turc chargé des affaires européennes, Omer Celik. Celui-ci a notamment exprimé le souhait que l’UE ne se laisse pas « instrumentaliser » par la propagande du PKK. Si les Européens cherchent à calmer le jeu, c’est qu’ils n’entendent pas couper les liens avec un pays qui reste leur allié, même incommode, dans la crise des réfugiés comme en Syrie. Mais il viendra un moment où, face aux provocations turques, cette attitude ne sera plus tenable.