Faute d’avoir pu susciter un mouvement séparatiste dans l’est de l’Ukraine en riposte à la destitution de Viktor Ianoukovitch et à l’arrivée au pouvoir à Kiev des pro-européens, Vladimir Poutine a choisi la Crimée pour déstabiliser les nouvelles autorités de Kiev. Tout est réuni pour que le scénario déjà vu chez d’autres voisins de la Russie – et naguère de l’Union soviétique – se répète. Cette péninsule du sud-ouest de l’Ukraine est partagée entre trois peuples : les Russes qui représentent quelque 60% des deux millions d’habitants, les Ukrainiens (25%) et les Tatars (moins de 15%). A Moscou, les responsables considèrent que « la vie et l’intégrité » (pour reprendre les mots du Premier ministre Dmitri Medvedev) des Russes de Crimée ainsi que la sécurité de leurs bases militaires sont menacées. De là à voler pour prendre des mesures conservatoires,,. il n’y a qu’un pas que le Kremlin semble avoir déjà franchi.
Cette intervention ne prendra pas forcément la forme d’une entrée des troupes russes sur le territoire ukrainien mais la Russie dispose, avec la base navale de Sébastopol, d’un point d’appui militaire. Elle peut s’en servir pour appuyer des éléments armés locaux qui sont déjà à l’œuvre.
Depuis l’indépendance de l’Ukraine en 1991, la Crimée est une république autonome au sein de ce pays. Malgré un référendum qui a donné une majorité aux partisans d’une appartenance à l’Ukraine, les velléités séparatistes n’ont pas cessé, notamment quand des gouvernements pro-occidentaux arrivaient au pouvoir à Kiev. Il est vrai que cette péninsule qui a été le lieu de villégiature des riches Russes depuis l’époque des tsars a une histoire mouvementée. C’est à Yalta qu’en 1945, Staline, Churchill et Roosevelt ont tenté de régler le sort de l’Europe d’après-guerre. Et pas loin de là, à Foros, que Mikhaïl Gorbatchev a été « retenu » lors du putsch des trois apparatchiks communistes en août 1991.
La déportation des Tatars
Connue depuis l’Antiquité, la Crimée a été habitée par les Tatars après le passage de la Horde d’or de Gengis Khan en 1239. Cette population musulmane y est restée jusqu’en 1944. La Crimée a été créée comme république autonome au sein de l’URSS en 1922. Mais à la fin de la Deuxième guerre mondiale, Staline a décidé de supprimer cette autonomie et de déporter loin de la Crimée dans les steppes d’Asie centrale, en Ouzbékistan et au Kazakhstan, les Tatars qu’il accusait d’avoir collaboré avec les nazis. Pourtant de nombreux Tatars s’étaient battus dans l’Armée rouge ou dans les rangs des partisans qui luttaient contre l’occupation allemande. Après avoir vidé la Crimée de ses habitants d’origine, Staline aurait caressé l’idée d’en faire un foyer juif, écrit dans ses Mémoires, Nikita Khrouchtchev, chef du Parti communiste soviétique de 1953 à 1964. Il aurait renoncé à ce projet quand on lui fit remarquer qu’il existait déjà le Birobidjan comme république autonome pour les juifs soviétiques.
En 1954, le même Khrouchtchev, d’origine ukrainienne, « offrit » à l’Ukraine la Crimée qui faisait partie de la Fédération russe, à l’occasion du 300ème anniversaire du rattachement de l’Ukraine à la Russie. A l’époque, cette décision qui participait du conflit entre « nationalistes » et « centralisateurs » au sein de la direction soviétique divisée entre plusieurs prétendants à la succession du dictateur, n’avait pas de grandes conséquences. Toutes les républiques et régions de l’URSS étaient en définitive gouvernées depuis Moscou. Il n’en va pas de même depuis la dissolution de l’URSS.
Après le XXème Congrès du PC soviétique, les droits des « petits peuples » opprimés par Staline ont été théoriquement reconnus. Toutefois ceux qui manifestaient pour leur application n’en étaient pas moins réprimés. A Moscou, la voix des Tatars de Crimée déportés en Asie centrale était portée par des dissidents comme l’académicien Andreï Sakharov ou l’écrivain Lev Kopelev. La campagne des Tatars de Crimée pour leur retour sur leur terre d’origine n’a abouti qu’à la fin des années 1980, à l’époque de la perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev.
Deux cent mille d’entre eux environ sont revenus en Crimée. Ils l’ont trouvé « colonisée » par les Russes. Dans un premier temps ils ont réclamé leur indépendance, par rapport à la Russie comme par rapport à l’Ukraine. Mais aujourd’hui, face à la menace d’un rattachement de la Crimée à la Russie, ils sont en première ligne pour la défense de l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Ils espèrent que le nouveau pouvoir à Kiev respectera leur autonomie et les protégera contre les velléités hégémoniques des Russes.
Trois hypothèses
Vladimir Poutine dispose de quelques atouts en Crimée. Outre une majorité de la population russe ou russophone qui veut profiter de l’agitation pour se séparer de l’Ukraine, la Russie a une dizaine de milliers de soldats stationnés dans la base navale de Sébastopol – qu’elle partage avec la marine ukrainienne –, et alentour. Sous prétexte de protéger la base, des chars russes ont patrouillé au début de la semaine dans les rue de Sébastopol. De plus la ville elle-même avait été « détachée » de la Crimée par Staline et elle bénéficie encore d’un statut particulier au sein de cette république autonome. Le bail de location de la base de Sébastopol, prolongé par Ianoukovitch en 2010 jusqu’en 2042, contient des clauses qui donnent une grande latitude aux forces russes pour maintenir l’ordre dans cette ville et dans la capitale de Crimée Simféropol.
Trois hypothèses sont aujourd’hui envisageables : une sorte de statu quo instable qui permette à Moscou d’entretenir un foyer de tension pour faire pression sur les autorités ukrainiennes ; une « indépendance » de la Crimée obtenue par des groupes paramilitaires avec le soutien de la population locale russe ; une intervention militaire de la Russie, déguisée ou non, sous prétexte de protéger les citoyens russes. C’est la même raison qu’avait invoquée Vladimir Poutine pour envoyer ses troupes en Géorgie en août 2008. Il s’agissait alors de dissuader le président Saakachvili de se rapprocher de l’OTAN. Aujourd’hui, l’objectif est comparable : dissuader l’Ukraine de se tourner vers l’Union européenne, ou la punir si elle passe outre aux ordres de Moscou.