La guerre de Tchétchénie n’est pas terminée

L’assassinat de la journaliste et militante des droits de l’homme Natalia Estemirova a été une nouvelle preuve que la guerre de Tchétchénie n’est pas terminée, contrairement aux affirmations officielles de Moscou. Alexei Malachenko est expert au Carnegie Center de Moscou. Cet article a été publié en anglais dans le quotidien Moscow Times du 29 juillet.

Le Kremlin a été pris de court, au cours des derniers mois, par un accès de violence dans le Caucase du Nord. La raison : le Kremlin croyait que sa politique dans la région était un succès. Après avoir annoncé la fin de ses opérations antiterroristes en Tchétchénie (largement à l’insistance du président tchétchène Ramzan Kadyrov), les autorités étaient convaincues que la situation était stabilisée.

Les troubles ont tendance à s’étendre dans les républiques voisines du Caucase du Nord, où le président tchétchène Ramzan Kadyrov semble avoir trouvé un nouveau terrain pour donner les libre cours à ses penchants brutaux.

Il est clair cependant que le tableau est loin d’être aussi rose. Il est devenu évident que le nombre des insurgés dans le Caucase du Nord – essentiellement en Ingouchie, au Daghestan et en Tchétchénie – est plus élevé que les chiffres officiels et que ces rebelles ont de larges réserves et la capacité d’agir à un niveau quasiment professionnel. Ils ont aussi formé, sinon des coalitions, en tous des cas des ententes avec les autres forces politiques, d’abord avec celles qui ont souffert des campagnes gouvernementales anticorruption. Résultat : les informations provenant quotidiennement du Caucase ressemblent à la couverture d’une guerre, y compris des attaques contre des personnalités religieuses reconnues, des ministres et même le président ingouche Younous-Bek Ievkourov.

Il n’est plus possible d’expliquer l’accroissement de la violence par un facteur saisonnier – les rebelles seraient plus actifs au printemps et en été. En Ingouchie, la politique de Ievkourov a provoqué la panique non seulement parmi les groupes armés mais aussi chez les fonctionnaires corrompus qui s’étaient "engraissés" sous la présidence précédente.

"Kadyrovisation" de la guerre

En Tchétchénie, la raison des troubles tient aux coûts politiques et humains provoqués par la politique de Kadyrov, haï par la population. Ce qui avait commencé par une tentative du Kremlin de « tchétchéniser » la guerre – c’est-à-dire de le transformer en une lutte interne plutôt qu’en un conflit entre les troupes russes et les forces locales – a tourné en une « kadyrovisation » du problème, avec toutes ses conséquences. Conséquence : Moscou est de plus en plus mal à l’aise avec l’absolutisme de Kadyrov et la manière dont sa loyauté totale envers le Kremlin est liée avec des tentatives de transformer la Tchétchénie en un Etat quasi-indépendant.

Les autorités russes n’apprécient pas non plus les meurtres à Moscou et à Doubaï des frères Iamadaïev, qui avaient des liens avec les siloviki (les forces de l’ordre) ou le récent assassinat de la militante des droits de l’homme Natalia Estemirova en Tchétchénie. Tous ces meurtres remontent d’une manière ou d’une autre à Kadyrov.

Enfin les ambitions de Kadyrov d’étendre son influence politique au-delà de la Tchétchénie sur la région toute entière ne plaisent ni à Moscou ni dans le Caucase du Nord. Son désir d’imposer personnellement l’ordre dans l’Ingouchie voisine – tout en proclamant qu’il a le soutien du président Medvedev —, a provoqué une forte crainte en Ingouchie. Kadyrov a braqué aussi beaucoup de gens en s’immisçant dans les affaires intérieures du Daghestan. Beaucoup font porter à la Russie la responsabilité des actions incontrôlées et sans scrupules de Kadyrov.

Impasse

Depuis que les opérations antiterroristes qui duraient depuis une décennie ont été annulées en avril dernier, la situation sécuritaire s’est détériorée à un point tel qu’il a été nécessaire de reprendre de telles opérations dans certaines régions. Mais cela a été un simple pis-aller, totalement inadéquat.

Les autorités du Kremlin ne savent que faire. D’un côté, l’usage direct de la force n’est plus efficace. Envoyer les forces fédérales dans la région soulève l’hostilité des populations locales et ne fait qu’exacerber les tensions. D’un autre côté, il est irréaliste et même dangereux de confier toute l’autorité aux fonctionnaires locaux pour résoudre les problèmes, étant donné que la population ne leur fait absolument pas confiance.

L’expérience de Moscou avec le puissant Kadyrov en Tchétchénie et le faible Mourat Zyazikov, l’ancien président d’Ingouchie, montre que les deux extrêmes produisent des effets similaires. L’usage excessif de la force par Kadyrov est aussi dangereux que la faiblesse de Zyazikov. Dans le premier cas, le leader local peut se débarrasser du contrôle de Moscou, dans le second, le président est tout simplement incapable d’exercer son pouvoir.

La meilleure solution serait quelque part entre les deux, un président fort mais à l’écoute, dont les actions ne créent pas de problèmes supplémentaires au Kremlin. Mais trouver un tel candidat est difficile, notamment parce que cette personne devrait non seulement gouverner d’une main de fer mais devrait aussi trouver un langage commun avec le peuple et construire un consensus. C’est la seule façon d’avoir la stabilité dans la région.

C’est précisément ce que Ievkourov essayait de faire en Ingouchie. Malheureusement, en essayant de gagner la confiance du public en luttant contre la corruption et les rebelles les plus intransigeants, il est devenu le personnage le plus tragique du Caucase. En juin, il a été la cible d’un attentat suicide et se trouve maintenant dans un hôpital de Moscou où il tente de se rétablir. Sans idéaliser Ievkourov d’aucune façon, je pense qu’il est le premier leader qui, au milieu de cette crise permanente, a essayé de poser les fondements d’un consensus en cherchant des alternatives à l’usage de la force.

"Démodernisation"

Entretemps, les peuples de la région continuent de vivre selon leurs propres lois. Le nombre des crimes de sang augmente, et l’islam joue un rôle de plus en plus central dans les relations sociales. La religion est politisée de deux cotés. D’abord, le djihad reste un cri de ralliement pour l’opposition musulmane. Ensuite, les autorités laïques font fréquemment appel aux chefs religieux, les tenant pour des instruments utiles afin de maintenir leur propre autorité. Même l’islam traditionnel s’est politisé dans le Caucase, et en Tchétchénie la mosquée est devenue un centre d’endoctrinement politique pour la jeunesse de la république (…).

Les républiques du Caucase du Nord font l’expérience d’une forte « démodernisation ». La région est extrêmement faible. Il y existe peu d’éléments d’une économie moderne et le système scolaire s’est pratiquement effondré. L’émigration augmente, provoquant ainsi des tensions dans les régions voisines de Russie. Les problèmes de la région sont certainement devenus les principaux problèmes du Kremlin.