Comme chaque année, les peuples européens sont appelés à célébrer, le 9 mai, la Journée de l’Europe. Comme chaque année, ils sont invités à commémorer la déclaration fondatrice de Robert Schuman, le 9 mai 1950, qui allait poser les bases de la Communauté européenne du charbon et de l’acier avant la création, sept ans plus tard, de la Communauté économique européenne, devenue ensuite l’Union européenne. Comme chaque année, diverses manifestations sont organisées en souvenir de l’événement, qui permettent de réfléchir au chemin parcouru.
Où en est-on, 68 ans après le coup de tonnerre d’une déclaration qui a donné le signal de la réconciliation franco-allemande, point de départ de l’union du continent tout entier ? Le moins qu’on puisse dire est que les avis sont partagés. Pour les uns, après les tempêtes de la crise économique, qui l’a profondément ébranlée, l’Europe, comme l’écrivait Le Monde il y a dix mois (9-10 juillet 2017), « retrouve la niaque ». Ayant renoué avec l’expansion, repoussé le populisme, maintenu son unité face à la Russie, « le Vieux continent se sent des ailes », affirmait Sylvie Kauffmann, membre de la direction éditoriale du quotidien.
Même expression d’optimisme sous la plume de Jean-Dominique Giuliani, président de la Fondation Robert-Schuman, qui salue le retour de l’Europe, le 9 avril, dans un texte issu du Rapport Schuman sur l’Europe, l’état de l’Union 2018 et intitulé « Un moment européen ». Le « rebond européen », explique-t-il, se traduit d’abord par un « désaveu de l’euroscepticisme dans les urnes » mais aussi par la « vigueur » de la reprise économique et par le recul du chômage. « L’Europe va mieux, souligne-t-il, elle a retrouvé la confiance et demeure la première confiance commerciale ».
Pourtant, d’autres font entendre une voix différente et expriment leur scepticisme à l’égard du discours pro-européen d’Emmanuel Macron. « Europe : le rêve brisé d’Emmanuel Macron », écrit dans Le Figaro du 23 avril l’économiste Nicolas Baverez. « La fenêtre étroite qui s’ouvrait pour réformer l’Europe est en passe de se refermer sur un nouvel échec », estime-t-il, avant d’ajouter : « Plus Emmanuel Macron discourt, plus Angela Merkel est tétanisée, plus Viktor Orban marque des points ». L’auteur s’inquiète notamment de « l’onde de choc populiste » et note que les « cinq chantiers » autour desquels devait s’organiser la refondation de l’Europe (périmètre, zone euro, migrations, sécurité, valeurs) sont « bloqués ». Pour lui, l’Europe n’est pas « en marche », mais « en panne ».
A y regarder de plus près, ces jugements ne sont pas aussi contradictoires qu’ils le paraissent. Il est bien vrai qu’il y a dix mois, dans le sillage de l’élection d’Emmanuel Macron, un espoir s’est levé. « Le vent peut encore tourner », avertissait Sylvie Kauffmann. Oui, le vent a tourné depuis l’an dernier, notamment parce que l’Allemagne, dont Nicolas Baverez pointe la « responsabilité majeure », n’a pas joué le jeu. Il est vrai aussi que, si les populismes n’ont pas triomphé en France ni aux Pays-Bas, ils ont progressé partout. Enfin, Jean-Dominique Giuliani, malgré les bonnes notes qu’il attribue à l’UE, ne dissimule ni ses « fractures » ni ses faiblesses (gouvernance de l’euro, sécurité, immigration).
En vérité, l’Europe va plutôt bien dans le domaine économique, après avoir surmonté, selon Jean-Dominique Giuliani, sa « dépression ». Elle peut encore faire mieux si les Etats membres renforcent leur coopération en appliquant le fameux principe de Robert Schuman, rappelé par Jean-Dominique Giuliani, selon lequel « l’Europe ne se fera pas d’un coup ni dans une construction d’ensemble » mais « par des réalisations concrètes », créant « une solidarité de fait ». L’Europe s’est trop souvent payée de mots. La réalité, c’est qu’elle est d’abord, comme le note Michel Rocard dans son petit livre Oui à la Turquie (2008), une association d’Etats qui gèrent leurs relations mutuelles au moyen de quelques règles destinées à faciliter leur coopération.
« Ces règles, selon l’ancien premier ministre, s’attachent à définir des normes communes en matière de droits de l’homme et de démocratie d’une part, d’économie et de finances d’autre part ». C’est, disait-il, « une démarche limitée, parcellaire, qui n’a cependant pas de précédent ni d’équivalent ailleurs sur la planète ». Autrement dit, l’Union européenne est avant tout un grand marché et une zone de droit – ce qui l’autorise, par exemple, à dénoncer les pays qui, comme la Hongrie ou la Pologne, ne respectent pas, selon elle, l’Etat de droit. Ce sont bien les succès économiques de l’Europe que salue le président de la Fondation Robert-Schuman. Pour le reste, il est beaucoup plus réservé, parlant, par exemple, de « très modestes percées » dans le domaine de la défense.
Etre fidèles à la leçon de Robert Schuman, c’est donc avancer d’abord sur le double chemin du respect du droit et du renforcement du marché, ce qui implique notamment le renforcement de la zone euro et la redéfinition des règles de circulation des personnes. Avant de prendre ses fonctions de président de la Commission européenne en 1984, Jacques Delors avait affirmé à ses interlocuteurs. « Je suis persuadé que si nous réalisions vraiment l’objectif du traité de Rome, un grand espoir commun sans frontières, avec liberté de circulation des biens, des services, des capitaux et, un jour, des personnes, nous donnerions un stimulant sans équivalent à nos économies ». Pari gagné. Après Schuman, Delors. Ce ne sont pas de mauvaises références.