La politique américaine entre impasses et incertitudes

Deux ans après l’élection du président Obama et les attentes, sans doute excessives, qu’elle a suscitées, où en est-on de la politique des États-Unis au Moyen-Orient ? D’emblée, le président élu avait marqué que cette région, et plus généralement le monde arabo-musulman, constituait une de ses priorités de politique étrangère, compte tenu de la dégradation calamiteuse de l’image des Etats-Unis auprès des opinions publiques comme des gouvernements, y compris amis, des pays musulmans. Barack Obama a-t-il réussi à imprimer sa marque ?

Un jugement à mi-mandat est cependant difficile. Tout d’abord le « terrible héritage » de l’administration Bush est loin d’être résorbé, avec toutes les conséquences directes ou indirectes de l’intervention américaine en Irak et de l’initiative ambitieuse du Grand Moyen-Orient : fragilisation des régimes modérés, poussée des mouvements islamistes, regain d’activités d’Al Qaïda, renforcement de l’influence de l’Iran. En outre, la politique étrangère, aux États-Unis comme ailleurs, est un « grand paquebot » doté d’une forte inertie et dont la route ne peut, même en cas de forte impulsion, être modifiée que progressivement. Ces précautions prises, il est clair que dans le domaine de la politique étrangère, en particulier au Moyen-Orient, le président Obama a manifesté sa volonté de rupture et d’imprimer sa marque

Un nouveau départ

Ce « nouveau départ » est annoncé dans le discours prononcé au Caire le 5 février 2009. Le ton et le vocabulaire sont en rupture totale avec la rhétorique agressive précédemment utilisée. A une approche idéologique succède une volonté de pragmatisme. On ne parle plus « d’éradiquer les bastions de la tyrannie », de faire la « guerre au terrorisme » ou d’imposer un modèle de société. L’approche est positive : le président parle de « partenariat », de « dialogue », de « non ingérence ». « Aucun système de gouvernement ne peut être imposé par une nation à une autre….. chaque nation doit trouver sa voie fondée sur sa tradition ». S’y ajoute un éloge de l’islam qui « de tout temps fait partie de l’histoire américaine ». Obama va jusqu’à condamner des « actes contraires à nos traditions et nos idéaux ». Certes, sur le fond, les propos restent généraux et aucun modus operandi n’est précisé, mais les grandes orientations sont nettement tracées : confirmation et accélération du retrait d’Irak, recherche d’une solution autre que militaire en Afghanistan, volonté de dialoguer sans préalable avec l’Iran, détermination à mettre en place « la solution des deux États », un État palestinien au côté d’Israël. Sur ce dernier point, tout en rappelant les liens indissolubles avec Israël, il dénonce, ce qui est nouveau, « les humiliations petites et grandes endurées au quotidien » par les Palestiniens. Certes des interrogations subsistent : silence sur certains sujets, ambiguïtés et contradictions, absence de précision sur la façon d’atteindre les objectifs. Mais ce discours a un profond retentissement et reçoit, notamment au Moyen-Orient, un accueil très positif.

Cependant il semble qu’il y ait eu, dès le départ, un malentendu. En effet, ce discours ne modifie ni les fondamentaux, ni les grands objectifs de la politique américaine au Moyen-Orient qui peuvent se résumer dans la volonté d’assurer la sécurité des États-Unis sous tous ses aspects : continuer à bénéficier d’un approvisionnement sûr et régulier en hydrocarbures, assurer la sécurité d’Israël, empêcher l’apparition de tout arsenal d’armes de dissuasion massive dans cette région sensible, contrer l’influence de la république islamique d’Iran, lutter contre le terrorisme. Ainsi, même si le ton, le vocabulaire, la méthode sont différents, il est clair que comme tout président américain, son rôle est de défendre et de promouvoir les intérêts américains, de renforcer l’influence, voire la présence américaine dans cette zone stratégique.

Au bout de deux ans, quel bilan, forcément provisoire, peut on dresser ? Il est sûr que la déception domine : le bilan oscille entre impasse et incertitudes.

La question palestinienne dans l’impasse

L’administration Obama a subi un échec humiliant dans ses efforts pour revitaliser un processus de paix moribond et contribuer à régler la question palestinienne. Certes, l’élection de Netanyahou à la tête d’une coalition très hostile à toute concession n’a pas facilité les choses ; l’importance des désaccords et des marges de manœuvres respectives des protagonistes a été sans doute sous évaluée ; la tactique utilisée, en posant d’emblée le problème de l’extension des colonies, n’a peut-être pas été la plus judicieuse. Cependant le vrai problème reste l’absence de volonté ou de capacité de l’administration d’exercer la moindre pression significative sur le gouvernement israélien. A l’inverse, l’influence de l’American Israel Public Affair Committee, l’AIPAC, dont l’objectif même est de veiller à ce que « le soutien américain reste fort », demeure prédominant sur le Congrès, et donc sur une administration démocrate affaiblie politiquement. De fait le sénateur Mitchell a été dessaisi du dossier. Celui-ci a été repris par Dennis Ross, conseiller spécial pour le Golfe, lui-même étroitement lié à l’AIPAC, et ancien négociateur pour le processus de paix des administrations de Bush senior et de Bill Clinton : cette évolution de témoigne de l’efficacité de cette influence. Cette ultime tentative avortée confirme, s’il en était encore besoin, que la solution des deux États dont la perspective était déjà douteuse depuis plusieurs années, n’est plus possible, les conditions de viabilité d’un État palestinien ayant disparu.

Or, paradoxalement le principe même d’un tel État fait maintenant consensus, mais au prix de nombreuses ambiguïtés ou de malentendus entretenus. En effet l’ampleur des désaccords de fond et l’évolution de la situation sur le terrain en Cisjordanie rendent la création d’un Etat palestinien viable de plus en plus problématique. Un scénario de proclamation unilatérale d’un Etat palestinien est une idée qui fait son chemin. Mais sans un accord avec Israël sur les questions fondamentales que sont Jérusalem, les frontières, les colonies, et le droit au retour, la création d’un tel Etat serait sans conséquences concrètes. Le processus de paix ne serait-il pas devenu un leurre diplomatique qui cache la prise de contrôle rampante de la Cisjordanie par Israël ? Si tel était le cas ce serait, par delà l’échec américain, celui de la communauté internationale et l’aggravation d’une situation lourde de menaces pour la stabilité du Moyen-Orient et la sécurité d’Israël. L’évolution la plus probable est, tout au moins à court terme, une nouvelle extension des colonies dans une Cisjordanie où l’Autorité palestinienne n’exerce qu’un contrôle très partiel et le maintien à Gaza d’un émirat islamiste sous l’emprise du Hamas.

La difficile construction d’un nouvel Irak

Sur le front irakien, la situation s’est améliorée. On peut constater ici aussi une continuité de la politique menée par l’administration précédente. Avec la signature de plusieurs accords fin 2008 entre l’administration Bush et le gouvernement de Nouri Al-Maliki, le retrait programmé des troupes américaines « combattantes » s’est effectué normalement et l’Irak a retrouvé sa souveraineté de droit sinon de fait. La capacité d’influence des Etats-Unis reste importante, à travers les « conseillers » placés aux postes sensibles, notamment au ministère du pétrole et à celui de la défense, mais également par l’action d’une ambassade forte de plus de mille employés et d’un ambassadeur très vigilant. Ils ont contribué à la solution de la crise gouvernementale qui, après neuf mois de palabres, s’est dénouée en décembre 2010 par la nomination à nouveau de Nouri al-Maliki comme premier ministre, de 29 ministres, mais également celle d’une personnalité qui leur est proche, Iyad Allaoui, comme président d’un « Conseil National pour les Politiques Stratégiques » qui en fait une sorte de premier ministre bis. Cependant plusieurs ministères sensibles, comme la Défense et l’Intérieur, restent encore à pourvoir. Grâce au surge mené avec détermination et vigueur par le général Petraeus, la violence a connu une réelle décroissance : l’année 2010 a été la moins meurtrière depuis le début de l’intervention américaine.

Cependant pour reprendre les termes mêmes de celui-ci, ces progrès sont « fragiles et réversibles ». Pour l’instant, une certaine normalisation s’installe, un gouvernement a été formé mais des problèmes majeurs restent à régler – loi sur le pétrole, révision de la constitution, statut de la région de Kirkouk. Quant au fonctionnement des nouvelles institutions, il est chaotique, tandis que l’influence iranienne s’amplifie, que la pression des mouvements islamistes s’affirme et qu’ Al Qaïda n’est toujours pas éradiqué. L’Irak reste un pays sinistré où tout est à reconstruire, les infrastructures, l’économie, le système éducatif, un régime politique efficace. Malgré l’importance de la manne pétrolière, il s’agit d’une œuvre de longue haleine qui sera menée par des gouvernements structurellement faibles, compte tenu des dispositions constitutionnelles et de la nature fédérale du nouveau système politique. Ainsi des incertitudes demeurent pour ce nouvel Irak où s’affrontent des influences contradictoires qui risquent de paralyser l’action gouvernementale. Celle de l’Iran, économique et politique ne fait que se renforcer : le retour de Moqtada el Sadr, dont le parti dispose de six ministres au sein du gouvernement en est le symbole.

Un Iran qui s’affirme comme puissance régionale.

L’arrivée du président Obama n’a pas empêché l’Iran, débarrassé grâce à l’administration Bush, de ses « meilleurs ennemis », les talibans et Saddam Hussein, de s’affirmer comme une puissance régionale. Présent sur tous les fronts de crise – l’Irak, le Liban, les Territoires palestiniens, l’Afghanistan – ce pays demeure un acteur incontournable au Moyen-Orient. Se plaçant à la tête du « Front du refus », l’Iran bénéficie malgré son isolement d’appuis de pays aussi divers que la Syrie avec laquelle il a une alliance « stratégique », de la Turquie, de la Russie ou de la Chine même si parfois, ce soutien ne résiste pas à la Réal Politik. Dans la continuité de la politique de l’ancien régime du Shah, il entend s’affirmer comme puissance régionale, avoir une position dominante dans le Golfe Persique et marquer sa volonté de développer sa « souveraineté nucléaire ».

Cependant la méthode utilisée par le président Obama, en rupture avec celle de son prédécesseur, a donné quelques résultats et a permis de reprendre les négociations sur le nucléaire. Cette approche a contribué sans doute au développement du mouvement des Verts sans pouvoir empêcher cependant son déclin. Le rapprochement des Etats-Unis avec la Russie a permis de déboucher sur une nouvelle batterie de sanctions avec l’adoption, le 9 juin 2010, de la résolution 1929 du Conseil de Sécurité. Mais, il est sûr que la réélection d’Ahmadinejad, qui continue à développer une rhétorique agressive, ne facilite pas un tel dialogue. De plus les très fortes tensions entre les différentes factions à l’intérieur même de la République islamique conduisent à des surenchères, chaque faction ne voulant pas apparaître comme celle qui peut être soupçonnée de brader les intérêts supérieurs de l’Iran. Ainsi, même si les sanctions – d’ailleurs plus les sanctions unilatérales américaines et européennes que celles adoptées aux Nations unies – commencent à faire sentir leurs effets, il est peu probable que l’Iran accepte de renoncer à ce qu’il appelle la « souveraineté nucléaire ». Sa politique de procrastination et d’esquive menée avec un certain succès depuis 2006 - se poursuivra. Quant aux Etats-Unis, leur politique continuera à être celle du containment qui se traduit par une pression en faveur de nouvelles sanctions mais aussi par le renforcement de la « guerre de l’ombre » dont l’existence est reconnue implicitement, aussi bien par des officiels américains, parlant off the record, que par Meir Dagan, l’ancien chef du Mossad. Menée sans doute en étroite coordination avec Israël, elle est de plus en plus évidente avec la défection ou la neutralisation de scientifiques iraniens, la cyberguerre à travers le virus Stuxnet, des actions de sabotage d’installations nucléaires….. Ces actions semblent contribuer à expliquer les retards constatés dans la mise en œuvre du programme nucléaire iranien. Mais suffira-t-il pour empêcher l’Iran, sinon de se doter d’un arsenal nucléaire, tout au moins d’arriver au « seuil » ? C’est peu probable. Alors l’option militaire qui, comme l’a rappelé encore en août dernier le chef d’Etat-major général, l’Amiral Mullen, « reste sur la table », sera-t-elle utilisée ? La raison donne une réponse négative, compte tenu des effets catastrophiques d’une telle option et des réticences du président Obama comme de son prédécesseur, et du Pentagone. Certains pensent que, d’ores et déjà les Etats-Unis, se résigneraient à un Iran nucléaire, dont le danger ne devrait pas être surévalué. Mais, on ne peut exclure que la complicité objective des néo-conservateurs américains dont l’influence s’affirme, de l’armée israélienne qui ne peut admettre « la menace existentielle » représentée par l’Iran, du Guide et du président Ahmadinejad, qui trouveraient ainsi le moyen de provoquer un rassemblement patriotique autour du régime - puisse conduire à un engrenage de la guerre.

L’AFPAK dans les turbulences

Quant à l’Afghanistan, ou plutôt l’AFPAK, il est pour le président Obama un dossier prioritaire de plus en plus évident, comme il avait été amorcé par l’administration Bush. Par contre son objectif n’est plus ni de promouvoir la démocratie ou le développement, ni même d’éradiquer Al Qaïda dont les affidés prospèrent dans de nombreux pays, mais de mettre en place les éléments qui permettent aux forces de l’OTAN, et donc des Etats-Unis de se retirer sans que ce départ apparaisse comme un échec militaire et politique. Cependant cette stratégie de retrait est difficile à mettre en œuvre. Les actions menées actuellement de formation de la police et de l’armée, la recherche d’imporbables talibans « modérés », les actions militaires combinant coups de poing et techniques de contre insurrection, vont dans ce sens. Ceci suppose une coopération étroite et confiante avec un Pakistan dont les préoccupations de sécurité ne coïncident pas forcément avec celles des Etats-Unis. La dégradation de la situation sur le terrain, le jeu tortueux d’Ahmid Karzaï, le jeu non moins ambigu des seigneurs de la guerre comme Gulbeddin Hikmetyar, font craindre que ces objectifs soient impossibles à atteindre et que la date butoir fixée à juillet 2014, pour transférer toutes les responsabilités a l’ANA, l’Armée Nationale Afghane, soit difficile à respecter. Mais, par delà la situation en Afghanistan, se profile un risque de déstabilisation du Pakistan, où se développe un islamisme radical qui se nourrit d’un anti-américanisme violent.

Une influence en déclin ?

Ainsi au total, la politique américaine menée au Moyen-Orient est source de déception et de frustrations : c’est à l’évidence un échec par rapport aux objectifs ambitieux affichés par le discours du Caire. La réconciliation entre les Etats-Unis et le monde arabo-musulman ne s’est pas produite, bien au contraire. C’est ce qui ressort des correspondances diplomatiques révélées par Wikileaks qui dévoilent les jugements critiques des autorités des pays du Moyen-Orient, y compris des régimes « modérés » et amis comme l’Arabie saoudite, l’Egypte ou la Jordanie. C’est aussi ce qui ressort des sondages d’opinion effectués notamment par l’université de Maryland, dans six pays arabes. En 2009, le président Obama bénéficiait d’une opinion massivement favorable, à près de 80 % des sondés ; en 2010, 62 % émettaient un jugement négatif sur le président américain.

Certes il y a un déclin de l’influence des Etats-Unis et leur crédibilité est affectée, mais un jugement totalement négatif serait prématuré, même si la nouvelle donne au Congrès ne laisse au président Obama qu’une marge de manœuvre limitée. Car si la méthode a changé – et ceci est en soi très positif – cette politique ne peut s’inscrire que dans une continuité poursuivie depuis l’entrevue historique entre Ibn Seoud et le président Roosevelt, en février1945, à bord du croiseur Quincy au large de Port Saïd. Ainsi on laisse entendre qu’un « nouvel élan » pourrait lui être donné. Certes, des acteurs de plus en plus nombreux, anciens comme l’Europe ou la Russie, mais également de plus en plus présents comme la Chine, l’Inde, le Japon, la Turquie, y développent leurs intérêts et leur influence. Il n’en reste pas moins que par le déploiement d’importantes forces armées dans de nombreuses bases du Golfe, l’activité et le succès de leurs entreprises, la protection qu’ils assurent aux régimes de la péninsule arabique, les Etats-Unis restent un acteur majeur au Moyen-Orient même s’ils ne peuvent maîtriser les turbulences qui s’y développent.

L’année 2011 risque d’être celle de tous les dangers. Comme s’en inquiétait récemment The Economist, ne risque-t-on pas de passer du peace process au war process ? En effet tous les ingrédients d’un conflit d’envergure existent : renforcement de l’arsenal du Hezbollah, volonté d’Israël de prendre sa revanche après la guerre manquée des « trente trois jours », extension de l’influence de l’Iran, de sa capacité de nuisance et de sa détermination à poursuivre un programme nucléaire à caractéristiques militaires. Si les Etats-Unis ne peuvent régler les nombreuses crises en cours, tout au moins peuvent-ils contribuer, en concertation avec une Europe plus volontariste, à calmer le jeu dans cette région tourmentée.