La puissance au XXIè siècle

Diplomate, professeur à Sciences-Po, Pierre Buhler vient de consacrer un gros livre à la puissance (La Puissance au XXIème siècle. Les nouvelles définitions du monde. Préface d’Hubert Védrine. CNRS Editions, 2011, 27 €). Dans l’entretien qu’il a accordé à Boulevard-Extérieur, il explique comment la révolution numérique a provoqué des changements dans les rapports de force et de puissance dans un monde où les Etats ne sont plus les acteurs principaux du système international.

Pourquoi un essai sur la puissance ?

Pierre Buhler : Il y a un besoin de définir le concept de puissance. Elle est toujours qualifiée mais le concept lui-même doit être revisité alors que les modalités de la puissance ont changé. L’âge de l’information a révolutionné le paradigme de la puissance. On est passé d’une expression très étatique de la puissance à une diffusion, une fragmentation de la puissance parmi des acteurs qui ne sont pas les Etats. Regardons la manière dont la révolution de l’information a transformé la production, par la délocalisation, la mise en réseau. Les sites de production sont dispersés à travers le monde. Quand ça s’applique à des modèles financiers, ça change les modalités de la puissance.

Les marchés financiers sont plus puissants que les Etats ?

- Les opérateurs sur les marchés financiers ont des objectifs qui leur sont propres. On assiste à une disjonction totale entre la fonction de régulation de l’Etat et le monde de l’entreprise qui obéit aux règles d’un monde globalisé. Des acteurs qui étaient auparavant insignifiants se retrouvent au cœur de la politique et défient l’Etat. Des ONG par exemple. C’est une campagne sur Internet en faveur des protestataires du Chiapas qui a fait reculer le président mexicain Zedillo.

La révolution numérique permet aux réseaux d’exister à un coût peu élevé, abordable en tous cas pour des groupes limités, ce qui représente un potentiel d’influence… et de nuisance. Voir Wikileaks. Hillary Clinton a fait de tous ces réseaux sociaux un instrument de la diplomatie publique américaine. Mais ce changement radical est loin d’avoir produit tous ses effets.

Le printemps arabe en a donné une illustration. Mais en même temps n’a-t-il pas apporté la preuve que les réseaux sociaux n’ont pas la capacité de construire un système politique de rechange ?

- Les réseaux sociaux ont-ils seulement une puissance destructrice ? C’est une question. Ils sont un outil et un catalyseur. On le voit même en Chine. Le régime mène une répression accrue parce qu’il a compris le pouvoir dévastateur de ces réseaux. C’est un changement révolutionnaire, au sens de la révolution de l’imprimerie et de la révolution industrielle.

Des éléments traditionnels de la puissance subsistent-ils malgré tout ?

- Le vrai fond de la puissance, c’est le PIB. La concentration de la valeur ajoutée. Le PIB par habitant, le contenu en technologie avancée. Vous voulez un exemple ? C’est Israël : une population faible, un territoire limité mais une concentration de QI.

Deuxième élément : l’endettement. C’est une source de vulnérabilité. Mais il faut regarder les choses de plus près. Le Japon a un endettement élevé mais la dette est détenue en grande majorité par les citoyens japonais. Au contraire, les Etats-Unis et l’Europe sont tributaires des marchés financiers. En terme de puissance, ils ont les ailes rognées.

Les Américains sont dans une situation de dénégation. Ils ne savent pas comment en sortir et se disputent sur les moyens. Entre ceux qui veulent réduire les dépenses, ceux qui veulent augmenter les impôts, ceux qui veulent faire les deux et ceux qui ne veulent rien faire, l’impasse politique est totale. Mais la dépendance vis-à-vis de l’étranger, des marchés financiers ou de créanciers comme la Chine et le Japon, est un déflateur de puissance à appliquer au PIB quand celui-ci repose sur l’endettement.

Est-ce le déclin américain ?

- 80% de la production industrielle mondiale sont le fait de par mille entreprises, qui se placent près de leurs marchés. La valeur ajoutée est créée ailleurs que dans leur pays d’origine. Or le centre de gravité de la valeur ajoutée mondiale se déplace inexorablement vers l’Asie.

La Chine ?

- Pas seulement. Mais quand un pays se lance dans la transition, il laisse sur place ceux qui n’ont pas compris ou rattrape ceux qui sont partis plus tôt. Ca bouleverse les équilibres mondiaux. Surtout si ces pays ont une masse démographique conséquente.

Revenons au rôle de l’Etat. Est-il obsolète ?

- Il n’y a pas d’alternative à l’Etat mais l’Etat ne peut plus se réfugier derrière une ligne Maginot. Le paradigme classique de la puissance continue mais bouleverse les schémas classiques. Un diplomate britannique, collaborateur du Conseil européen, Robert Cooper distingue trois « mondes » : le monde prémoderne, le monde moderne fondé sur la souveraineté des Etats, et le monde postmoderne où les conflits entre Etats sont régis par des règles. L’Union européenne est un bon exemple.

L’Europe est-elle une puissance ?

- L’Europe a la force de la norme. Mais son pouvoir d’attraction a été terni par la succession de revers et de mécomptes depuis les referendums sur le projet de traité constitutionnel en 2005. Cet échec puis la crise de la dette souveraine ont suscité le développement de mouvements populistes qui freinent l’intégration. Il faut cependant se méfier de l’effet de loupe, en se focalisant sur ce qui ne marche pas. Pendant la crise, la machine européenne continue à produire des directives, ce que Wall Street Journal appelle pour le dénigrer « l’impérialisme de la norme ».

L’agenda de Lisbonne, en 2000, n’était-il pas l’expression d’une prise de conscience que les paradigmes étaient en train de changer ?

- L’agenda de Lisbonne, adopté alors par les Vingt, devait en dix ans transformer l’Europe en « l’aire la plus compétitive du monde ». C’est un fiasco total. Personne n’a mis un centime de plus dans la recherche et le développement. Or la chef de la puissance, c’est l’innovation qui donne une avance technologique. Ceux qui s’en sortent le mieux, sont les pays qui font le plus gros effort pour la R&D et pour l’enseignement supérieur. Le groupe de tête (Etats-Unis, pays nordiques, Japon, Corée du sud, Israël) leur consacre 5 à 6% du PIB ; le gros du peloton autour de 3% (la majorité des Européens) ; ceux qui font moins de 3% ne comptent pas.

Un coureur remonte le peloton : la Chine, dont les dépenses de R&D augmentent de 23% l’an. Elle est encore dans une logique d’imitation mais elle prépare un terreau de qualité. En Europe, on en reste au déclamatoire. La puissance n’est pas une question de chance mais de stratégie à long terme.

Propos recueillis par Boulevard-Extérieur