La relation entre la France et les Etats-Unis : alliée mais non alignée ?

La relation entre la France et les Etats-Unis a toujours été compliquée. Entre le « La Fayette nous voilà » des soldats américains arrivant sur le front en 1917 et la menace de « punir la France » proférée par Condoleeza Rice en 2003, toute la gamme des sentiments et des politiques a été utilisée entre les deux pays. Dans un article publié (avant l’invasion de l’Ukraine) par la revue de la Fondation Charles de Gaulle Espoir, l’ancien diplomate Denis Bauchard souligne que le dialogue entre eux n’a jamais été un long fleuve tranquille, mais une suite de hauts et de bas, exacerbée par le fait que les Etats Unis sont devenus une « hyperpuissance ». Cette relation, ajoute-t-il, a été souvent ressentie de façon affective par une opinion française qui balance entre fascination et phobie.

Le 14 février 2003 devant le Conseil de Sécurité des Nations-Unies Dominique de Villepin s’oppose à une intervention militaire en Irak voulue par le président américain George W Bush
Mike Segar/Reuters

L’Amérique est un pays ami et allié avec lequel nous avons en commun un certain nombre de valeurs telles que l’attachement à la démocratie, à l’Etat de droit, aux libertés individuelles, notamment la liberté d’expression. Mais il est clair que, sur de nombreux points, nous avons des approches différentes voire divergentes : il en est ainsi du poids du religieux dans la vie publique, du concept même de la laïcité comme on a pu le constater lors de la mort tragique de Samuel Paty, de la place de l’Etat dans la vie quotidienne.

Des intérêts pas toujours partagés

Des objectifs convergents existent : opposition aux totalitarismes qui demeurent d’actualité malgré la chute du communisme, combat contre les terrorismes qui restent une menace prégnante. Mais nous avons aussi des intérêts économiques et politiques qui ne coïncident pas forcément voire qui s’affrontent.
Les entreprises françaises se trouvent souvent en concurrence avec des multinationales américaines qui bénéficient d’un appui parfois biaisé de l’Etat américain. Ainsi, de façon récurrente, plusieurs dossiers contentieux, identifiés dans un rapport de 1998 du ministère des affaires étrangères sur la relation entre les Etats-Unis et l’Europe, restent encore largement d’actualité. Parmi ceux-ci figure l’aéronautique tant civile que militaire. La rivalité entre les sociétés Airbus et Boeing a nourri un riche contentieux qui n’a pas empêché la première de dépasser son rival historique. Dans le domaine de l’aéronautique militaire, comme d’une façon générale dans celui du matériel d’armement, la compétition reste forte, les Etats-Unis entendant que tous les pays membres de l’OTAN achètent du matériel américain et décourageant par des moyens divers les projets de coopération industrielle européenne. Des pressions politiques fortes rappellent aux membres de l’OTAN l’intérêt de la protection américaine. Il en résulte que les pays européens achètent l’essentiel de leur armement aux Etats-Unis. D’autres domaines connaissent également une vive compétition comme l’agriculture ou les télécommunications, secteurs où la force de frappe américaine est particulièrement mobilisée.
Dans le domaine culturel, la lutte est âpre pour contrer l’influence des grandes sociétés de l’entertainment américain qui s’efforcent de démanteler « l’exception culturelle française », qui vise à exclure des négociations commerciales le secteur de la culture. Certes ce combat n’a eu que des résultats limités en raison de l’évolution des technologies : on peut constater le succès des grandes plateformes américaines dans la diffusion des séries en France. La lutte s’est déplacée vers des mesures visant à encadrer l’activité des GAFAM tant sur le plan fiscal que sur celui du respect de la vie privée. Le Règlement général sur la protection des données (RGPD), adopté en avril 2016 et mis en œuvre à partir de juillet 2018, largement à l’inspiration de la France, a permis une remise en ordre souvent contestée par les grandes sociétés visées. Elle est destinée à assurer la protection des données personnelles avec des dispositions à caractère obligatoire assorties de sanctions, y compris pénales. Dans le domaine de la culture comme dans celui des nouvelles techniques de l’information, il s’agit de sauvegarder notre identité. C’est un dossier très sensible dans les relations franco-américaines.

Divergences politiques

Il en est de même des vues politiques, qui peuvent diverger. A cet égard, l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient ont toujours été une source de désaccords récurrents. Pour la France, il s’agit d’une zone très sensible, qui se trouve dans son « arrière-cour » en termes à la fois politiques mais également sécuritaires. Les événements qui s’y déroulent et leurs effets possibles – risques de menace terroriste, augmentation de la pression migratoire – ont des implications de politique intérieure en France. Du général de Gaulle à Jacques Chirac, on a toujours été très réticent à des interventions armées irréfléchies et illégales au regard de la loi internationale de même qu’à tout ce qui pourrait apparaître comme un choc de civilisations, une promotion de la démocratie par la force ou un regime change dans cette zone hautement inflammable.
Si les Etats-Unis sont bien des alliés - et en cas de crise internationale grave, la France a pleinement montré sa solidarité avec Washington -, elle se refuse à s’aligner comme la Grande Bretagne sur les positions américaines. Elle joue souvent un rôle de « poil à gratter » vis-à-vis de la tentation hégémonique des Etats-Unis dans les enceintes internationales, à leur grand agacement.
Cette concurrence peut paraître comme relevant du jeu normal des marchés internationaux. S’agissant des Etats-Unis, elle est trop souvent biaisée à la fois par les conséquences du caractère extraterritorial des lois américaines et par l’utilisation abusive de la législation américaine sur les licences d’exportation de matériel sensible.

Des moyens de pression efficaces

Le caractère extra-territorial des lois américaines, déjà évoqué dans le rapport précité de 1998, pèse non seulement sur les sociétés américaines ou leurs filiales opérant à l’étranger mais aussi sur toute société étrangère opérant dans le monde. Il suffit que ces sociétés fassent des transactions en dollars ou se financent dans cette monnaie pour qu’elle soit éligible devant la justice américaine. Dans certains cas la simple utilisation d’une adresse internet fournie par un prestataire américain peut suffire à légitimer son intervention. Les lois adoptées dans le domaine de la sécurité intérieure, comme les lois contre la corruption ou visant des rogue states - les « Etats voyous » -, prévoient de fortes sanctions contre des pays ou des entreprises étrangères qui ne respecteraient pas la législation américaine. Il en est ainsi en particulier de la loi d’Amato-Kennedy de 1996, imposant des sanctions contre l’Iran et la Libye ou du Patriot Act de 2011 sur la lutte contre le terrorisme.
Si les sociétés américaines n’ont pas été épargnées, ce sont les sociétés étrangères qui ont été condamnées aux peines les plus lourdes, prévoyant non seulement des sanctions financières mais aussi des peines d’emprisonnement. Certes le Congrès et le système judicaire ont un rôle prépondérant en la matière, mais l’exécutif laisse faire. On se rappellera notamment le cas récent de Bnpparibas condamnée à une amende de 9Mds/$ et celui d’Alsthom qui, outre une sanction financière de 770 M/$, a vu un de ses cadres mis en prison pendant plusieurs années pour un contrat conclu en Indonésie. Il est clair que ces dispositions sont illégales au regard du droit international : telle est la position officielle prise par l’Union européenne. Mais ce constat n’a pas été suivi d’actions efficaces. La vigueur avec laquelle cette législation complexe a été appliquée, a traumatisé les entreprises européennes, notamment françaises, et les a conduites par exemple à arrêter tout investissement ou transaction commerciale avec l’Iran depuis la dénonciation unilatérale de l’accord nucléaire en mai 2018, bien qu’au regard des lois européennes, ces opérations auraient été parfaitement légales.
La législation sur les matériels sensibles, notamment les réglementations ITAR et EAR, permet au gouvernement de s’opposer à l’exportation de tout matériel d’armement dans lequel se trouverait un composant américain. Ce pouvoir est discrétionnaire et peut s’appliquer même en cas d’exportation vers un pays non sanctionné par les Etats-Unis. Il en est de même de tout matériel à haute sensibilité comme certains composants électroniques, les super-ordinateurs ou des équipements à caractère nucléaire. En outre des contrôles peuvent être effectués y compris au siège des sociétés étrangères demandeurs de licences.
S’y ajoutent des manipulations et des fake news dont l’utilisation est bien antérieure à Donald Trump, même si celui-ci les a utilisées surabondamment. Elles contribuent à amplifier les pressions. A cet égard, un florilège peut être dressé s’agissant de l’Irak. La surestimation orchestrée de la puissance de l’armée irakienne, la « quatrième du monde », sous l’administration Bush père, l’offensive annoncée par l’administration Clinton de l’armée irakienne sur le Kurdistan en 1996, qui s’est révélée fausse, et naturellement la possession de l’arme biologique par Saddam Hussein « prouvée » par Colin Powell, bien malgré lui, sont autant d’exemples non exhaustifs. Ces fake news sont relayées avec complaisance par les médias américains, y compris les quotidiens réputés pour leur sérieux comme le New York Times ou le Washington Post qui n’ont pas été les derniers à faire du French Bashing.

Ainsi, Washington dispose de forts moyens de pression non seulement sur les rogue states, mais également sur ses alliés. L’administration américaine, qu’elle soit démocrate ou républicaine, ne se prive pas de jouer avec ses instruments qui lui permettent de s’ingérer dans les affaires intérieures des Etats.

Des incidents à répétition

Les relations avec les Etats-Unis ont toujours été difficiles et dépassent les personnalités en présence. On pourrait les expliquer par des incompatibilités de caractère entre forts tempéraments mais de telles tensions existent même lorsque la relation est bonne et amicale au niveau des présidents comme des ministres des affaires étrangères : les rapports personnels entre le général de Gaulle et Nixon, Valéry Giscard d’Estaing et Gerald Ford, François Mitterrand et Bush senior étaient bons voire excellents. Celles entre Chirac et Clinton étaient spécialement chaleureuses. Il en a été de même au niveau des ministres comme entre Hubert Védrine et « HyperMadeleine », surnom que Madeleine Albright s’était donné en écho au mot d’hyperpuissance forgé par son homologue français. C’est aussi le cas entre Jean-Yves le Drian et Anthony Blinken, parfait francophone et francophile. Il n’empêche que, sous les mandats des uns comme des autres, de sérieux désaccords, voire de graves incidents, ont éclaté entre la France et les États-Unis.
En fait, il y a eu des tensions récurrentes entre tous les présidents français et américains. Sous la IVe république, pourtant très atlantiste, des heurts majeurs avaient eu lieu notamment en 1956 à l’occasion de la désastreuse affaire de Suez. On rappellera naturellement les crises les plus graves à l’époque du général de Gaulle, avec le retrait du commandement intégré de l’OTAN en 1966, de Georges Pompidou, avec l’interruption de son voyage officiel aux États-Unis en 1970, et de Jacques Chirac, lors de l’intervention américaine en Irak en 2003. Mais des incidents ont eu lieu également avec des présidents plutôt bien disposés à l’égard des États-Unis comme Valéry Giscard d’Estaing ou François Mitterrand. Avec le premier, la relation franco-américaine a connu plusieurs crises, notamment lorsque la France a été à l’initiative de l’adoption par l’Europe de la déclaration de Venise en 1980 prévoyant la « reconnaissance des droits légitimes du peuple palestinien » et « son droit à l’autodétermination ».
Il en a été de même lorsqu’en 1986, avec l’accord de Jacques Chirac premier ministre, le président Mitterrand refusa le survol des avions américains qui allaient bombarder Tripoli de Libye. Lorsque, début janvier 1991, à la veille des hostilités contre l’Irak, François Mitterrand propose que l’on offre à Saddam Hussein une garantie de non-agression contre son engagement à se retirer du Koweït, il suscite une violente réaction du secrétaire d’Etat, James Baker. L’opposition de Jacques Chirac à l’intervention américaine en Irak sans l’aval des Nations unies et le discours de Dominique de Villepin devant le Conseil de sécurité provoquent un French bashing, sans précédent, encouragé par les autorités américaines elles-mêmes. En outre Washington n’a pas hésité à brandir explicitement la menace d’une suspension des livraisons de matériels sensibles soumis à la réglementation ITAR. Tout récemment la forte réaction de la France à l’annonce de l’alliance AUKUS et de l’annulation du contrat des sous-marins avec l’Australie est encore dans tous les esprits : Paris rappelle son ambassadeur à Washington – une première dans l’histoire des relations entre les deux pays.
De fait, la plupart des tensions sont liées à des problèmes touchant le Moyen-Orient. Cette zone a été, de façon récurrente, une source de discordes avec les États-Unis, notamment sur des dossiers irakiens, iraniens ou palestiniens. Notre action y a toujours été jugée intrusive voire hostile, suscitant des réactions où se mélangent condescendance et agacement, voire pire comme on l’a vu en 2003. Le seul dossier sur lequel les États-Unis tolèrent notre action est le Liban, pour des raisons historiques. Encore que, comme on l’a vu à propos de l’intervention française lors de l’opération « Raisins de la colère » en 1996 au cours de laquelle, la France s’est opposée à l’intervention militaire de l’armée israélienne au Liban, notre partenaire américain a refusé toute concertation avec nous. S’agissant de la question palestinienne, le seul rôle que Washington a concédé à la France est de faire pression sur l’Autorité palestinienne pour lui faire accepter les projets de solution qu’ils préconisent. Les États-Unis considèrent que le Moyen-Orient est pour eux une terre d’influence exclusive. Or, pour la France, cette position est bien évidemment inacceptable.
Le choc ressenti après la conclusion du pacte de l’AUKUS et la résiliation du contrat de fourniture de sous-marins qui liait la France et l’Australie va-t-il modifier substantiellement nos relations avec les Etats-Unis ? Cette crise grave et sans précédent est intervenue, pour une fois, sur un dossier qui n’a rien à voir avec le Moyen-Orient mais qui peut affecter l’ensemble de nos relations avec Washington. Il est clair que cette crise a mis dans l’embarras ceux qui prônent une relation étroite avec les Etats-Unis. Le tropisme atlantiste, qui a toujours existé aussi bien à droite qu’à gauche, est influent aussi bien dans la classe politique qu’au niveau de certains diplomates ou experts en géopolitique. Certains se sont employés à démontrer que l’affaire des sous-marins était déjà mal engagée ; d’autres ont fait appel, assez paradoxalement, à un sursaut gaulliste. Il est encore trop tôt pour tirer des conclusions définitives. La logique voudrait que cette affaire conduise à une prise de distance vis-à-vis d’un allié aussi désinvolte et faisant peu de cas de ses partenaires. Les Etats-Unis ont du mal à passer duleadership au partnership, expression utilisée pourtant par le président Obama malgré les déclarations lénifiantes qui ont pu être prononcées après cette affaire.

L’expression des responsables français pour définir la relation entre la France et les États-Unis – alliée mais non alignée – est souvent rappelée. L’expérience montre toutefois que c’est plus facile à dire qu’à faire. Cette crise devrait conduire le président Macron à mettre en œuvre une politique étrangère affichant de façon plus affirmée son indépendance et à convaincre nos partenaires de la nécessité de construire la souveraineté stratégique de l’Europe.