La rivalité Porochenko-Saakachvili ou les impasses du postsoviétisme

Arrêté le vendredi 8 décembre à Kiev après des péripéties rocambolesques, Mikheïl Saakachvili a été remis en liberté lundi sur décision d’un juge ukrainien. L’ancien président de Géorgie poursuivi dans son pays avait été nommé en 2015 gouverneur de la région d’Odessa par Petro Porochenko, le président ukrainien. Mais les relations entre les deux hommes se sont dégradées quand Mikheïl Saakachvili, qui avait obtenu la nationalité ukrainienne, a étendu la lutte contre la corruption à des hommes proches du pouvoir et qu’il est apparu comme un rival possible de Petro Porochenko. L’opposition entre les deux illustre les impasses de la transition démocratique dans les républiques ex-soviétiques. Une version de cet article est parue sur le site www.slate.fr

Petro Porochenko et Mikheïl Saakachvili en 2015
presidential press service Mykola Lazarenko

Enfoncé dans le siège en cuir, Mikheïl Saakachvili affiche la mine réjouie d’un enfant qui profite des dernières découvertes de la technologie en jouant avec la télé-commande de la chaine haute fidélité dans l’hélicoptère flambant neuf que la France vient de lui offrir pour ses voyages officiels. Nous sommes au milieu des années 2000. Le président géorgien a convié trois journalistes européens de passage à Tbilissi à l’accompagner pour l’inauguration d’un gymnase dans une petite ville de Karéthie, aux confins de l’Azerbaïdjan. Sur le chemin du retour, il conduira lui-même sa Mercedes de fonction, une voiture qu’il affectionne depuis sa jeunesse, précise-t-il. A côté de lui, son jeune conseiller politique, issu d’un think tank américain. Sur la banquette arrière, les trois journalistes qui n’en mènent pas large, impressionnés par la conduite sportive de quelqu’un à l’abri des foudres de la police.

De la "révolution des roses " à la "révolution orange"

Il est comme ça, "Micha", sympathique, impulsif, fier d’avoir lancé les "révolutions de couleur" dans les républiques de l’ex-URSS. Aujourd’hui, après quelques épisodes rocambolesques, il est victime du mouvement qu’il lui-même enclenché. En 2004, à la "révolution des roses" de Géorgie succédera la "révolution orange" de Kiev. Chassé de son pays, Mikheïl Saakachvili reviendra en Ukraine en 2015 pour se mettre au service de la "révolution de Maïdan", avant d’en devenir le paria. Son sort est l’illustration des impasses, voire des trahisons, de la transition démocratique dans l’espace postsoviétique.
Mikheïl Saakachvili – il tient à ce prénom, déformation du russe Mikhaïl – est né, il y a cinquante ans, dans une famille de l’intelligenstia géorgienne qui jouit dans les limites du système d’une liberté plus grande que dans les autres républiques de l’URSS. Après ses études secondaires, il suit — en russe — des cours de relations internationales à l’université de Kiev mais acquiert une bonne connaissance de la langue ukrainienne. Une bourse lui permet de passer trois ans aux Etats-Unis, à Columbia puis à l’université George Washington, enfin dans un cabinet d’avocats à New York. Mariée à une Hollandaise, polyglotte, "Micha" est aussi à l’aise en français qu’en anglais, en russe qu’en ukrainien.

Ministre de Chevardnadze

A la fin des années 1990, son ami Zourab Jvania le convainc de revenir dans la jeune république géorgienne indépendante. Premier ministre sous la présidence de Mikheïl Saakachvili, Jvania sera en 2007 victime d’un "accident domestique", dans des circonstances mal élucidées. Il était la conscience rationnelle d’un chef de l’Etat fantasque.
"Micha" commence sa carrière politique dans le gouvernement d’Edouard Chevardnadze, ancien chef du KGB de Géorgie et ancien ministre "libéral" des affaires étrangères de Mikhaïl Gorbatchev au temps de la perestroïka. Ministre de la justice, il lance une campagne anticorruption dans la police, la justice et l’administration pénitentiaire. Il démissionne au bout d’un an pour fonder son parti, le Mouvement national uni.
Après les législatives de 2003 marquées par des fraudes, il exhorte ses partisans à manifester pacifiquement devant le Parlement de Tbilissi jusqu’ au départ de Chevardnadze. La "révolution des roses" porte au pouvoir une nouvelle génération qui ne supporte plus les compromissions des vieux apparatchiks. Elu président en 2004, Mikheïl Saakachvili reprend la lutte contre la corruption. Du jour au lendemain, tous les policiers de Géorgie qui vivaient de pots de vin, sont remplacés par des agents de sécurité mieux payés et habillés d’uniformes américains. La justice est purgée mais d’autres institutions résistent.
Méfiant à l’égard de Moscou et soucieux de se rapprocher de l’Occident, Mikheïl Saakachvili demande à Jacques Chirac de lui "prêter" l’ambassadeur de France à Tbilissi, Salomé Zourabichvili, d’origine géorgienne, pour en faire son ministre des affaires étrangères. Diplomate accomplie, Salomé Zourabichvili fait de la diplomatie alors qu’on attend d’elle qu’elle fustige l’impérialisme russe. Elle veut choisir ses collaborateurs et les représentants de la Géorgie à l’étranger pour leurs compétences quand elle devrait se plier aux usages claniques.

La guerre russo-géorgienne

L’expérience ne dure qu’un an. Salomé Zourabichvili crée son propre parti et passe dans l’opposition. Elle n’est pas la seule. Peu à peu, les anciens alliés de "Micha" qui l’ont aidé à arriver au pouvoir le quittent. Après la mort de Zourab Jvania, le mode de gouvernement de Mikheïl Saakachvili devient de plus en plus erratique et autoritaire. La pression sur les média s’accentue. En 2007, afin d’échapper au sort qu’il a lui même réservé naguère à Chevardnadze, il réprime brutalement les manifestants qui protestent contre la dérive vers le pouvoir personnel. Il sauve son poste en remportant une élection présidentielle anticipée mais le charme est depuis longtemps rompu.
En 2008, il tombe dans le piège tendu par Vladimir Poutine et perd la guerre en Ossétie du sud, après que les troupes russes se soient approchées à quelques dizaines de kilomètres de la capitale Tbilissi. Le président russe confiera à Nicolas Sarkozy, lancé dans une tentative de médiation, qu’il veut "pendre Saakachvili par les couilles". La Géorgie est dépecée au profit de la Russie qui récupère l’Abkhazie et l’Ossédie du sud.
En 2013 "Micha" quitte le pouvoir sous les coups de boutoir d’une opposition hétéroclite financée par le milliardaire prorusse Bidzina Ivanichvili. Un mandat d’arrêt est lancé contre lui à cause de la répression de 2007.
S’en suit un exil aux Etats-Unis où il donne des cours en attendant de reprendre du service. La "révolution de Maidan" lui en fournit l’occasion. Ses liens avec l’Ukraine remontent à ses études supérieures. Le président Petro Porochenko lui accorde la nationalité ukranienne et le nomme en 2015 gouverneur de la région d’Odessa. Mikheïl Saakachvili se lance à nouveau dans une croisade anticorruption. Officiellement, c’est aussi la ligne gouvernementale. Mais la lutte contre la corruption est dangereuse parce qu’elle risque de froisser des intérêts liés aux milieux proches du pouvoir. Encore plus si elle permet d’assoir une popularité susceptible de porter ombrage aux dirigeants en place.

Apatride

Au bout d’un an, Mikheïl Saakachvili démissionne. Il crée son propre parti, le Mouvement des nouvelles forces. La lune de miel avec Petro Porochenko est terminée. Le président le soupçonne de vouloir se présenter contre lui aux élections de 2019. Il lui retire la nationalité ukrainienne sous prétexte que son dossier de naturalisation n’aurait pas été en règle et menace de l’extrader vers la Géorgie où il risque de finir en prison.
Devenu apatride, "Micha" quitte l’Ukraine pour les Etats-Unis mais revient en juillet dernier, en jouant à cache-cache avec les garde-frontières, aidé par les dirigeants de l’opposition, dont la célèbre Ioulia Timochenko.
Organisateur avec son parti de manifestations devant la Rada, le Parlement ukrainien, il est dénoncé comme un "agent russe" qui entretiendrait des contacts avec l’entourage de Viktor Ianoukovitch, l’ancien président déchu. De son côté, il dénonce "une manœuvre de Poutine" dans les poursuites qui le visent. Des écoutes téléphoniques sont brandies par le pouvoir à l’appui de ses accusations. L’opposition crie à la falsification. La sinistre pratique du "kompromat", la fabrication et l’utilisation de matériel compromettant, qu’on croyait disparue avec le système communiste, a survécu dans l’Ukraine postsoviétique.
Le 5 décembre, la police est venue cueillir Mikheïl Saakachvili chez lui. Il s’est enfui par le toit avant d’être rattrapé puis libéré du fourgon cellulaire par la foule en colère. Trois jours plus tard, les policiers ont rempli leur mission sans coup férir. Amené dans un centre de rétention, "Micha" en est sorti trois jours plus tard sur décision d’un juge.
Le voici une sorte de paria dans le pays même qu’il avait conseillé lors de sa première révolte contre les apparatchiks postcommunistes en 2004 et qu’il rêvait de remettre sur la voie de la démocratie, après avoir échoué dans sa Géorgie natale, dans un mélange de conviction démocratique et de mégalomanie, de sincérité mal comprise et d’ambitions personnelles déçues.