Le Japon est-il passé à gauche ?

Au lendemain du triomphe du Parti démocrate japonais (PDJ), Martine Aubry a salué « une victoire historique des socialistes (…) et des progressistes dans le monde ». On comprend l’empressement de la première secrétaire à faire feu de tout bois pour réchauffer l’ardeur de ses troupes. Mais peut-on ainsi annexer le PDJ au « camp progressiste » ? La défaite du Parti libéral démocrate (PLD), vieille formation de droite usée jusqu’à la corde par plus d’un demi-siècle de pouvoir et discréditée par son incapacité à sortir le pays de la crise, est-elle ipso facto une victoire de la gauche ? Ou l’occasion d’une rénovation de la droite nippone, dont le PDJ serait l’instrument ?

Les démocrates japonais ont surfé sur le rejet du néolibéralisme économique. Depuis dix ans que le PLD a mis le Japon au régime de la flexibilité du travail et de la rigueur salariale, le revenu moyen par foyer a diminué de 15%, le tiers des emplois s’est précarisé, et le taux de pauvreté a bondi à 13%. Yukio Hatoyama, le nouveau premier ministre, a eu beau jeu de dénoncer, dans un article qui a fait grand bruit, « le fondamentalisme du marché [qui] nie la dignité l’homme ».

Voir le texte intégral en anglais sous le lien suivant : http://propagandapress.org/2009/09/02/yukio-hatoyama-my-political-philosophy/

Le PDJ préconise d’augmenter le salaire minimum de 40%, d’interdire le travail intérimaire dans l’industrie, et de réexaminer la privatisation de la Poste. De quoi glacer d’horreur le patronat – sans compter l’amélioration massive des prestations sociales, et jusqu’à la suppression des péages autoroutiers… Martine Aubry n’en rêve même pas, et Olivier Besancenot y trouverait presque son compte. Mais peut-on y croire, quand la dette publique approche de 180% du PIB, que l’économie japonaise paierait cher toute diminution de sa compétitivité, et que le PDJ apparaît hétérogène et dirigé par l’élite traditionnelle ? 

Improbables "progressistes" 

Depuis 1996, le PDJ a recueilli tous les éclopés d’un système politique ébranlé par la crise économique. Les rescapés du défunt parti socialiste y côtoient d’anciens poids lourds du PLD. Yukio Hatoyama, héritier d’une puissante dynastie conservatrice, et Ichiro Ozawa, l’homme fort du parti, jadis le poulain préféré de deux légendaires « parrains » du PLD – Kakuei Tanaka (1918-1993) et Shin Kanemaru (1914-1996), grands maîtres dans l’art de la corruption – sont d’improbables « progressistes ». Mais ils sont hommes de ressources, fins connaisseurs des mécanismes du pouvoir, capables de faire mentir ceux qui prédisent que le PDJ ne résistera pas à l’épreuve du gouvernement. Au demeurant, leur hétérogénéité pourrait servir les démocrates. Le vieux PLD est mort de sclérose, confisqué par une élite quasi-héréditaire dont les rejetons, élevés pour s’asseoir dans les sièges de leurs pères, manquaient souvent de caractère. Les leaders du PDJ, qui se battent pour le pouvoir depuis treize ans, semblent être d’une autre trempe. La présence au sein du gouvernement d’anciens socialistes et de syndicalistes lui permettra d’être mieux à l’écoute que ses prédécesseurs d’une société traumatisée et exaspérée par la crise. 

Continuité

Les Japonais sont en proie à des attentes contradictoires. Ils rêvent d’un « Cool Japan », mais gardent la nostalgie du temps où la nation serrait les rangs dans l’effort pour rattraper l’Occident. Ils ont desserré l’autoritarisme de leur société, mais pleurent la sécurité qu’elle leur assurait. Ils savent que le monde change, mais redoutent que la Chine en profite à leur place. Ils ont désespéré du PLD, mais veulent une forme de continuité. Ils ont osé le changement sans vraiment y croire – et peut-être pour cette raison même.

Ce contexte est favorable à ce « populisme médiatique » dont Silvio Berlusconi et Nicolas Sarkozy ont montré qu’il est le meilleur moyen de remettre en selle des droites à bout de souffle ; au Japon, Junichiro Koizumi l’a utilisé avec succès de 2001 à 2006 pour accélérer les réformes néolibérales. Le volontarisme parfois démagogique du discours de rupture des démocrates flirte avec ce genre. Ce dernier peut-il être « progressiste » ? Il ne faudra sans doute que quelques mois pour savoir si le cabinet Hatoyama est un nouvel avatar de la droite nippone – avec les anciens socialistes en « ministres d’ouverture » –, ou si le mélange d’écologie, d’attention au lien social, de recentrage de l’économie sur les besoins des ménages et d’activisme pacifique à l’international, qui fait le fond de l’idéologie du nouveau premier ministre, préfigure ce progressisme nouvelle manière à la recherche duquel errent les socialistes européens.