Le Kirghizstan cinq ans après la ’’Révolution des tulipes’’

Les citoyens kirghizes sont profondément désabusés quant aux résultats de l’alternance politique qui est intervenue en 2005 dans leur pays. Boris Pétric est anthropologue, spécialiste de l’Asie centrale. 

À l’heure où le Président Kourmanbek Bakiev s’apprête à fêter en grande pompe le cinquième anniversaire de la Révolution des tulipes à Bichkek (capitale du Kirghizstan), un immense scandale financier l’éclabousse directement et pourrait même lui coûter son avenir politique. Après sa réélection controversée et une réforme constitutionnelle menée au pas de charge, le président kirghize a créé une toute nouvelle agence d’innovation et d’investissement dont il a confié la direction à son fils. Cette nomination a provoqué de vives critiques dans le pays. Le scandale qui la touche indirectement ces jours-ci amène cette fois-ci l’opposition à demander la démission de la famille toute entière.

Cette agence, chargée de centraliser les investissements venant de l’étranger, aurait été investie non pas dans l’économie kirghize mais dans des placements financiers spéculatifs. Evgeni Gourievitch, propriétaire de la société qui est basée à New York et à Londres, et qui a la réputation d’être le conseiller financier de la famille Bakiev, est activement recherché par la justice italienne qui le soupçonne de blanchir l’argent de la mafia. Il a été aussi au centre de la privatisation d’entreprises d’Etat, KirgizTelecom et surtout Severelektro, autre fleuron d’un Etat kirghize, grand producteur d’énergie électrique dans la région, qui ont failli être bradées à des fonds d’investissements réunissant différents investisseurs transnationaux (kirghizes, russes, américains).

Les citoyens kirghizes sont profondément désabusés quant aux résultats de l’alternance politique qui est intervenu 5 cinq auparavant dans leur pays. Ils doivent faire face à la crise, à l’augmentation de l’énergie, à des coupures d’électricité. Il est fort probable que l’anniversaire de la Révolution ne mobilise guère l’enthousiasme populaire alors qu’ils étaient plusieurs dizaines de milliers en mars 2005 à participer aux manifestations qui ont fait tomber le régime d’Askar Akaev.

Les commémorations pourraient non pas être l’occasion vénérer l’actuel président, « ancien champion de la promotion de la démocratie », mais pour lui demander de démissionner..

Dès le 24 mars 2005, des questions se sont posées et qui restent toujours d’actualité : que s’est-il passé ce jour-là ? S’agissait-il d’une révolution ou simplement d’une circulation du pouvoir ?

Au moment des faits, de nombreux analystes soulignèrent à juste titre l’implication populaire. Cependant, les motivations des manifestants reposaient sur des considérations très éclatées. Une forme de cohésion se dégageait néanmoins parmi l’opinion publique qui contestait unanimement l’enrichissement abusif d’une minorité de la population. Le régime Akaev a en effet cristallisé l’exaspération populaire devant la dégradation du niveau de vie et l’enrichissement sans limites d’une classe dirigeante qui a bénéficié de la thérapie de choc préconisée par les institutions internationales. Cette classe dirigeante, qui a tiré profit des privatisations sauvages des années 1990, n’est pas pour autant remise en cause par le processus politique en cours.

Si l’ancien président Akaev est désormais en exil en Russie, son successeur s’est empressé de rassurer une partie de la classe dirigeante. Alors que la contestation des résultats des élections législatives de mars 2005 avait été l’élément déclencheur des manifestations et des mécontentements populaires ; à la stupéfaction générale, Bakiev n’avait finalement pas dissous l’Assemblée nationale (Jogorku Kenesh) majoritairement tenue par les anciens maîtres du pays devenus « députés/business men ». En toute logique, Bakiev précisa immédiatement qu’il n’avait pas l’intention de revenir sur les privatisations malgré de nombreuses protestations de l’opinion.

Après s’être fait élire officiellement comme président, Bakiev est alors régulièrement confronté à la fronde d’un Parlement qui s’appuie sur sa puissance économique. Ces députés, que l’on appelle dans le langage de la rue « les bazarkom », sont tous issus de l’économie du bazar dans un pays où le commerce est devenu la principale source d’enrichissement. Certains vont se rallier au nouveau président tandis que d’autres vont peu à peu lâcher leur activité économique et politique et finalement quitter le pays.

Depuis le changement de régime, la seule évolution notable concerne les transferts de propriété et l’intensification de la privatisation. Kourmanbek Bakiev qui s’était présenté comme le champion de l’instauration de la démocratie a avant tout songé pendant ces cinq dernières années au renforcement du patrimoine familial et de son entourage.

Cela se matérialise par la banalisation des liquidations physiques. Trois députés, tous propriétaires de bazars, ont été assassinés. D’autres personnalités politiques ont aussi payé de leur vie, face à l’appétit sans limite de la nébuleuse présidentielle et à aux conflits de groupes concurrents se disputant le contrôle des ressources dans ce pays.

Face à cette situation, l’opinion kirghize désabusée ne voit guère un renforcement du droit et de la démocratie, mais interprète plutôt ces crimes comme des « ré-ajustements internes » d’un milieu politico-économique qui s’est affirmé depuis le début des années 90. Profitant du contexte politique, certains nouveaux hommes forts tentent tout simplement de mettre la main sur des ressources très lucratives.

Du côté du nouveau gouvernement, le bilan après quelques mois d’activités n’est pas glorieux : Roza Otumbayeva, co-leader de la coalition de l’opposition nommée un temps ministre des affaires Etrangères, a rapidement été évincée. Beknazarov, un des leaders historiques de l’opposition au régime d’Akaev, devenu après la Révolution, procureur général, a finalement été démis de ses fonctions pour corruption.

Afin d’éviter de retomber dans des luttes factionnelles régionales qui structurent traditionnellement la vie politique du pays, Bakiev a fait tandem pour une courte période avec un Premier ministre qui est un autre poids lourd de la vie politique kirghize, F. Kulov. Dans une perspective de concorde nationale, Bakiev est censé représenter le sud et Kulov le nord du pays. Leur mésentente a fini par une dissolution du gouvernement et l’organisation de nouvelles élections et l’adoption d’une nouvelle constitution.

La confusion politique actuelle amène les citoyens à s’interroger sur l’interprétation qu’ils peuvent faire de la « Révolution des Tulipes ». La lutte pour s’approprier les richesses tendent à remettre sévèrement à l’examen la notion de révolution. Ils sont de plus en plus nombreux à parler du « vol de leur révolution » et préfèrent utiliser les notions de « coup de force » ou de coup d’Etat pour caractériser la prise de pouvoir par Bakiev. Sur les bazars, les discussions se concentrent sur les bénéfices qu’en tire la faction régionale du sud et la famille du président.

Géopolitique et jeu des influences

D’un point de vue géopolitique, la révolution des tulipes a été interprétée un peu rapidement par les médias internationaux comme une victoire américaine et une défaite russe. Or il se trouve que le gouvernement Bakiev a multiplié les défiances à l’égard des Américains notamment au sujet de leur présence militaire en réclamant une hausse spectaculaire du loyer de la base aérienne qu’ils utilisent pour intervenir en Afghanistan. Le gouvernement kirghize a également fait voter une loi sur la nécessité de contrôler l’activité des ONG, provoquant immédiatement l’ire américaine.

Parallèlement, de nombreux accords ont été signés entre Kirghizes et Russes en particulier dans le domaine énergétique et militaire confirmant leur rapprochement sans précédent. À l’occasion d’une visite officielle, la Russie a même octroyé un prêt de deux milliards de dollars à la République kirghize. Avant même d’avoir regagné Bichkek, le président kirghize a alors annoncé dans la foulée la fermeture de la base militaire américaine. Quelques mois plus tard, Bakiev exaspère ses partenaires chinois et russes lorsqu’il entame des négociations avec les autorités américaines au sujet de la base. Alors que cela que les discussions devaient aborder les conditions de sa fermeture, la base est maintenue après avoir augmenté le loyer et déclaré qu’il n’y avait plus de base militaire mais un simple centre de transit.

Le sentiment de perplexité des citoyens kirghizes et l’ensemble de ces faits incitent à être prudent de manière générale sur l’interprétation que l’on peut faire des événements qui secouent l’Asie centrale. On voit bien que le président Bakiev se branche opportunément sur des logiques transnationales afin d’asseoir son pouvoir. Il n’est pas seulement un « pion » passif des intentions de puissances globales (Russie, USA) voulant influencer le destin de cette région. Les logiques locales de réappropriation et de manipulation sont même déterminantes pour comprendre certains événements politiques.

On imagine que l’usage fait par le prêt russe par le gouvernement kirghize risque d’irriter le Kremlin. Sur le plan national, face aux multiples critiques de l’opposition, la seule initiative du gouvernement kirghize a été de censurer et interdire les médias évoquant cette affaire.

Après avoir opportunément surfé sur la vague de la promotion de la démocratie américaine des Révolutions colorées pour prendre le pouvoir, Bakiev et son entourage familial risquent cette fois-ci d’être emportés par la vague de mécontentements que provoque leur usage peu vertueux de réseaux transnationaux financiers à l’architecture douteuse.

L’autre enseignement que l’on peut tirer de l’affair kirghize, est l’évolution de pratiques politiques mondiales qui concerne aussi bien les domaines national qu’international. On voit bien l’émergence d’une nouvelle forme de gouvernance où un Etat peut servir les intérêts d’une élite transnationale dont les intérêts peuvent s’éloigner de l’idée classique qu’un gouvernement incarne l’intérêt national.