Des Etats faillis en perdition
Cinq pays peuvent être qualifiés d’Etat faillis : la Syrie, le Liban, le Yémen, la Libye et l’Irak. Rien ne permet de penser qu’ils pourront surmonter cette année les défis auxquels ils sont confrontés. Dans tous ceux-ci, le pouvoir n’exerce son autorité que sur une partie du territoire. Cette fragmentation de fait paraît ne pas devoir cesser dans un avenir prévisible. Il en est ainsi de la Syrie, où les Kurdes ont institué une zone autonome, où le groupe Hayat Tahrir al-Cham, nouvel avatar d’al-Qaïda, contrôle la région d’Irbil tandis que la Turquie occupe Afrin et une partie de la zone frontalière et que des forces étrangères interviennent militairement dans le pays. Il en est de même avec les autres Etats-faillis qui sont en situation de guerre civile larvée ou ouverte.
Un phénomène de « miliciarisation » s’y développe. Les forces armées régulières se voient concurrencées par des milices souvent mieux organisées voire supérieures en nombre. Il en est ainsi en Irak où les Unités de mobilisation populaire, qui comptent un effectif de plus de cent mille hommes, sont largement financées et armées par l’Iran. En Libye, il y a autant de milices que de villes ou de tribus, l’Armée nationale Libyenne n’étant en fait qu’un regroupement de milices, auxquelles il faut ajouter les mercenaires financés par la Turquie et la Russie. Au Yémen, c’est une milice, les Houthis, qui contrôle un territoire plus important que les forces gouvernementales sans oublier al-Qaïda et les milices du sud soutenues par les Emirats arabes unis. Or les seigneurs de la guerre, comme leurs troupes, ont tout intérêt à poursuivre leurs activités qui leur donnent un emploi et des occasions de racket. Enfin au Liban, le Hezbollah s’affirme face à une armée affaiblie par ses défections.
Ces pays connaissent une économie de guerre et des pénuries qui entretiennent des filières de marché noir ou de contrebande et s’accompagnent de crises humanitaires majeures. Les destructions et les dégâts causés par les guerres et les violences –parfois considérables comme en Syrie – ont contribué à des déplacements massifs de population et à une désorganisation des services publics. Cette situation a conduit une large partie de la population, dont les élites, à émigrer dans les pays voisins, notamment la Turquie, et en Europe sans espoir de retour. Tel est le cas de la Syrie dont six millions de personnes sont ainsi partis en exil. Le souhait de partir est ainsi très fort. Il est peu probable que cette situation s’améliore en 2022, faute de moyen financiers, de volonté de réformes ou de cessation des violences.
Seuls l’Egypte, la Jordanie et les pays du Golfe bénéficient encore d’une certaine stabilité, et pour ces derniers, de prospérité. Mais cette situation reste fragile.
Une menace terroriste persistante
Certes il y a eu une forte diminution des actes terroristes enregistrés tant au Moyen-Orient que dans les pays extérieurs à la région. Le proto-Etat islamiste a disparu avec la prise de Mossoul et de Rakka en 2017 et la mort de son chef, Abu Bakr al-Baghdadi puis de son successeur, ont contribué à l’affaiblissement du mouvement djihadiste. Quant aux principaux responsables d’al-Qaïda, ils ont été décimés et sa centrale semble paralysée dans son action. Mais des groupes proches d’al-Qaïda ou s’en réclamant subsistent au Yémen, en Egypte et en Syrie. L’Etat islamique reste présent clandestinement dans de nombreuses enclaves tant en Syrie qu’en Irak. Les graves incidents qui ont eu lieu dans la prison proche de Hassaké dans le nord-est de la Syrie, avec une importante évasion de détenus, confirment l’existence d’une menace diffuse dans la région. L’Afghanistan, compte tenu de l’anarchie qui y règne, peut redevenir la base arrière des groupes terroristes qui se réclament tant d’al-Qaïda que de l’EI, voire d’autres groupes qui sévissent en Asie centrale et au Pakistan. Le rôle important que joue au sein du pouvoir taliban le clan Haqqani, proche d’al-Qaïda, laisse craindre une certaine complaisance à son égard.
Au total on peut évaluer les effectifs des djihadistes au Moyen-Orient entre 30 et 40.000 combattants, dont une partie dans la clandestinité. En outre le risque d’attentats en Europe venant de nationaux radicalisés demeure.
Des bruits de bottes en sourdine.
En fait la guerre n’a jamais cessé. En Syrie, la volonté du régime de Bachar al—Assad de reconquérir les territoires qui échappent à son contrôle, à Irbil comme dans le nord-est, reste intacte. La guerre au Yémen entre les Houthis et le gouvernement légal soutenu par l’Arabie saoudite, le Conseil de transition du sud, notamment dans la région de Marib et au sud du pays, se poursuit. Le calme en Libye reste précaire et les mercenaires étrangers n’ont pas désarmé. Israël a réorganisé son armée et créé un nouveau commandement dirigé par le général Tal Kalman, qui regroupe toutes les actions visant l’Iran. Il continue de mener sa guerre de l’ombre contre ce pays, par des cyberattaques, le ciblage de sites sensibles, l’entretien de la subversion dans les régions kurdes ou arabophones. En outre depuis deux ans, les attaques visant des bases ou des cibles iraniennes en Syrie voire en Irak se multiplient. Une incursion israélienne dans la bande de Gaza contre le Hamas ou au Liban sud contre le Hezbollah n’est pas impossible.
Doit-on s’attendre en 2022 à une attaque qui toucherait le territoire iranien lui-même ? Cela dépend du résultat des négociations en cours qui se tiennent à Vienne sur la question nucléaire. Des progrès semblent avoir été faits de part et d’autre. Du côté occidental, on aurait renoncé pour l’instant à inclure dans la négociation les missiles et les actions de l’Iran dans les pays arabes. De l’autre côté, l’Iran ne demanderait plus un dédommagement pour le coût supporté par la dénonciation de l’accord de 2015 par Donald Trump et n’insisterait plus pour exiger des garanties sur la pérennité de l’accord. La Russie, tout au moins jusqu’à la crise ukrainienne, semblait prêcher la modération aux autorités iraniennes.
Mais les négociations ne se font toujours pas en direct et il y a manifestement des tensions au sein de la République islamique entre tenants d’une ligne dure et celle du compromis. En cas d’échec ou même de succès sur une base jugée insuffisante par Israël, l’option militaire serait-elle envisageable ? Du côté américain, on reste prudent tout en assurant que toutes les options seraient ouvertes. Du côté israélien, le ton est nettement plus dur et il est peu probable qu’Israël se satisfasse d’un accord qui, pour lui, ne saurait mettre fin à « la menace existentielle » que représenterait l’Iran. De leur côté, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis, inquiets du désengagement américain, cherchent à se rapprocher de l’Iran pour éviter le pire. Enfin, certains craignent que la guerre en Ukraine ne perturbe le processus de négociation.
La confirmation du rôle des puissances régionales.
Pendant longtemps le jeu au Moyen-Orient a été influencé fortement par des puissances extérieures. Après la Grande Bretagne et la France, les Etats-Unis et l’URSS en guerre froide ont exercé une véritable domination, puis après l’implosion de cette dernière, l’ « Hyperpuissance » a régné quelques années sans partage. Ce temps est révolu : des puissances régionales, largement autonomes dans leur comportement, se sont affirmées.
Il en est ainsi de la Turquie, forte de sa stabilité politique, de son développement comme pays émergent et de son idéologie islamo-nationaliste, qui mène une politique étrangère active voire aventuriste et qualifiée de néo-ottomane. Les Printemps arabes lui ont donné l’occasion d’exploiter son affinité avec le mouvement des frères musulmans qui, dans un premier temps, ont joué un rôle dans les soulèvements notamment en Egypte, en Tunisie et en Syrie. Dans ce dernier pays, la priorité a été d’éviter la création d’une entité kurde indépendante noyautée par une émanation du PKK. La multiplication des contentieux avec les Etats-Unis a conduit le président Erdogan à nouer une alliance contre nature avec la Russie qui a contribué à lui donner cette autonomie. La Turquie, découragée par l’échec de sa candidature à l’Union européenne, est ainsi devenue un acteur majeur au Moyen-Orient comme dans les pays turcophones proches.
La République islamique d’Iran, tout en poursuivant largement la politique de puissance du chah, s’est efforcée sinon d’exporter sa révolution tout au moins de développer son influence dans le Moyen-Orient arabe jusqu’aux rives de la Méditerranée. A cette fin, elle a exploité toutes les opportunités en s’appuyant sur les communautés chiites installées dans la région, souvent victimes de pratiques discriminatoires. L’Iran a ainsi bénéficié de l’intervention américaine en Irak de 2003 à deux titres : les Etats-Unis ont supprimé son principal ennemi, Saddam Hussein, et ont installé à Bagdad un pouvoir chiite, dont les principaux responsables ont des affinités avec le régime iranien. Malgré les sanctions qui pèsent sur son économie, l’Iran est considéré comme une menace d’autant plus forte que ses ambitions nucléaires, amorcées à l’époque du chah, sont évidentes.
Enfin Israël, longtemps isolé et sur la défensive, a, par sa diplomatie comme par ses interventions armées, consolidé sa sécurité tout en marginalisant la question palestinienne. Aucun progrès n’est à attendre sur ce point en 2022. Il a normalisé ses relations non seulement avec l’Egypte et la Jordanie, mais également avec plusieurs pays du Golfe. Comme on l’a vu, il est passé à l’offensive contre l’Iran, qualifié de menace existentielle, à travers des frappes sur des cibles iraniennes tout en promouvant une guerre de l’ombre sur le territoire même de la République islamique.
Ces nouveaux acteurs ont provoqué plus de déstabilisation que d’apaisement. Dans le même temps, les principaux pays arabes – l’Egypte, la Syrie, l’Irak, l’Arabie saoudite - pour des raisons différentes se voyaient marginalisés. Il est peu probable que cette situation se modifie au cours de l’année 2022, bien au contraire.
Le basculement géopolitique au profit de la Russie et de la Chine.
Le retrait américain a bousculé la géopolitique du Moyen-Orient. A la fatigue de leur opinion publique comme de leurs autorités, s’ajoute surtout la volonté des Etats-Unis de contrer la Chine en se tournant vers le Pacifique. Mais même si les Etats-Unis conservent des bases militaires et restent vigilants sur la sécurité d’Israël, cette évolution inquiète leurs alliés qui sont à la recherche d’autres interlocuteurs.
Il est clair que ce retrait est exploité par la Russie qui, après son effacement à la fin du XXe siècle, est revenue en force comme l’a montré son rôle décisif dans le sauvetage du régime de Bachar al-Assad. En fait elle est présente non seulement dans les pays où la relation avec l’URSS était forte – notamment en Syrie, en Irak et au Yémen – mais aussi dans ceux avec lesquels le relations étaient faibles voire antagonistes comme Israël, l’Iran, l’Arabie saoudite. Elle s’affiche comme une puissance responsable qui ne lâche pas ses alliés et qui entend œuvrer pour la stabilité.
De façon discrète mais efficace, la Chine étend son influence non seulement sur le plan économique – elle figure parmi les tout premiers fournisseurs et clients de la plupart des pays de la région – mais également politique. La tournée de Xi-Jinping suivie de la nomination d’un envoyé spécial a été le point de départ d’une offensive diplomatique qui s’est faite en direction des pays du Golfe, de l’Iran et de l’Egypte. Cette dimension politique se manifeste par la conclusion de partenariats, notamment avec l’Iran avec le « pacte de coopération stratégique » du 27 mars 2021, comme à travers le projet de Route de la Soie, qui passe naturellement par la région.
On assiste ainsi à un basculement géopolitique qui peut susciter à juste titre des inquiétudes de la part des Etats-Unis comme de l’Europe. Le retrait américain pourrait permettre aux pays européens et à la France en particulier d’être plus présents. S’il existe une volonté politique, ce qui semble être le cas du côté français, cette politique qui se heurtera à un contexte difficile pourrait être amorcée en 2022.
Un embarras évident face à l’agression russe en Ukraine.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie a suscité un embarras évident, qui
est apparu dès le début de la crise. L’abstention des Emirats arabes unis, porte-parole actuel des pays arabes au Conseil de sécurité, sur le projet de résolution déplorant l’agression russe, en témoigne. En effet la Russie a acquis une influence sans précédent au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, non seulement dans sa zone d’influence historique comme la Syrie ou l’Irak mais également dans les pays du Golfe, comme l’Arabie saoudite et les E.A.U, en Egypte ou en Libye. Un même embarras est perceptible en Israël où l’importante communauté russe, soit plus d’un million de personnes, représente une force politique majeure.
Certes ces pays ont des relations privilégiées anciennes avec les Etats-Unis mais ils ne veulent pas se brouiller avec une Russie avec laquelle ils ont établi des liens y compris dans des domaines aussi sensibles que la coopération nucléaire ou l’achat de matériel militaire. Ainsi la quasi-totalité d’entre eux n’a pas formellement condamné la Russie. Cette posture, qui se traduit par une position de neutralité relative, touche même l’Iran, où le Guide s’est contenté de pointer la responsabilité de l’Otan dans la crise actuelle. Seules la Turquie et la Syrie ont pris des positions tranchées. La première a condamné fortement l’agression, ce qui risque de remettre en cause sa concertation à géométrie variable avec Moscou. Quant à la Syrie, elle soutient inconditionnellement la Russie.
L’adoption, le 2 mars, de la résolution par l’assemblée générale des Nations unies appelant la Russie « à cesser immédiatement le recours à la force » en Ukraine, a conduit cependant certains pays à évoluer et voter en faveur de ce texte, au demeurant non contraignant, après que de fortes pressions « amicales » avaient été exercées sur ceux qui voulaient s’abstenir : en définitive seuls l’Iran, l’Irak, l’Algérie et le Soudan se sont abstenus, le Maroc ne participant pas au vote et la Syrie votant contre.
Cet embarras se conjugue avec une réelle inquiétude devant la gravité de la situation actuelle qui peut avoir un impact tant économique que politique sur une région déjà en situation chaotique. Certes les pays pétroliers et gaziers ne peuvent que se réjouir de l’évolution des cours et, pour l’instant, l’Arabie saoudite n’est pas intervenue pour les faire baisser malgré la pression de l’administration Biden. Mais leurs fonds souverains se préoccupent de la valeur de leurs actifs russes. Quant aux pays non producteurs de pétrole, ils sont directement affectés par la forte montée des cours. De même leur balance des paiements risque d’être gravement affectée par le coût des importations de blé, parfois massives comme en Egypte ou en Jordanie, en provenance de la Russie et de l’Ukraine dont les cours se sont envolés, avec de plus, un risque de rupture dans les approvisionnements. La guerre en Ukraine apporte un facteur supplémentaire de déstabilisation dans cette zone sensible.
Certes des lueurs d’espoir existent : une société civile active, ouverte et mieux structurée, des germes de démocratie qui subsistent malgré les échecs des mouvements qui se sont développés depuis 2011, une reprise des économies affectées par la pandémie. Mais le Moyen-Orient restera en 2022 une région sensible où le jeu des forces en présence ne sera sans doute pas modifié. Il demeure un baril de poudre dont la mèche peut, à tout moment, être allumée.