Beaucoup, au Pakistan et à l’étranger, s’inquiètent des conséquences d’une crise politique illustrant les pires jeux politiciens, alors même que la maison brûle. On connaît les étapes de la dérive extrémiste marquée par les attentats ayant visé Pervez Musharraf fin 2003 et par la montée en puissance des talibans pakistanais dans leur bastion des zones tribales, en particulier au Waziristan où sévit le Mouvement des talibans pakistanais (Tehrik e Taliban Pakistan) de Beitullah Mehsud.
L’intensification des attentats suicides dans les villes pakistanaises à compter de 2007 et la radicalisation des talibans de Fazlullah dans la vallée du Swat ont noirci plus encore le tableau. Après des années d’engagement militaire impliquant des dizaines de milliers d’hommes, force est de constater que la lutte anti-insurrectionnelle n’a pas été couronnée de succès. Les troupes américaines, l’armée afghane et les forces de l’OTAN ne réussissent pas à l’emporter sur les talibans afghans. L’armée pakistanaise et les paramilitaires pachtounes du Frontier Corps ne réussissent pas davantage côté pakistanais. Les excès des militaires, et la décision américaine de frapper par drones des cibles privilégiées dans les zones tribales, en dépit de lourds « dommages collatéraux », n’ont éliminé ni Al Qaida, ni les talibans.
La focalisation nouvelle de l’Administration Obama sur le compact Afghanistan-Pakistan, dit « AfPak », après la mésaventure irakienne de George W. Bush peut faire sens, mais la stratégie américaine revue sur tous les fronts —diplomatique avec Richard Holbrooke, émissaire spécial du Président ; militaire avec le général Petraeus, nouveau commandant du CENTCOM ; civil avec des financements plus généreux en matière de développement— peine à se mettre en place. Le « sursaut » américain en Afghanistan est décidé (17 000 hommes en plus des 34 000 présents), mais on sent Washington chercher une porte de sortie qui fait place à ce qu’Hamid Karzai suggère depuis longtemps : négocier avec les « talibans modérés », susceptibles de se séparer d’Al Qaida.
On aimerait savoir qui sont ces « talibans modérés », côté pakistanais. S’agit-il de Sufi Mohammad, ancien d’Afghanistan à la tête du Mouvement pour la mise en œuvre de la charia islamique (Tanzim Nifaz Shariat-e-Muhamadi), avec qui le gouvernement de Peshawar a conclu un accord le 16 février 2009 pour ramener la paix au Swat ? « Modérés » ne renvoie pas ici au plan idéologique. Quelqu’un qui réussit à imposer une charia exigeante en démettant les juges professionnels et en élargissant son emprise largement au-delà du Swat n’est « modéré » que par rapport à Fazlullah, son beau-fils qui, lui, n’a toujours pas déposé les armes.
La paix est sans doute bienvenue pour une population prise entre deux feux et sujette à la violence permanente, comme elle est bienvenue dans la région de Bajaur, dans les zones tribales, où les combats ont poussé plus de 100 000 personnes à fuir. Mais de quelle paix s’agit-il ? D’autant que le mouvement taliban pakistanais (Tehrik e Taliban Pakistan) dispose désormais d’un clone dans la province du Baloutchistan et que l’on commence à regarder au Punjab même, là où les groupes sunnites les plus radicaux commencent à accueillir des talibans testant des stratégies d’intimidation.
La démocratie contre l’extrémisme ?
C’est au total un Pakistan divisé de multiples fractures qui doit faire face à un faisceau de défis toujours plus aiguisés. Aux effets de la crise économique mondiale qui frappe le pays s’ajoute la tension accrue avec l’Inde qui, après les attentats de Bombay, pousse le Pakistan a enfin mettre hors d’état de nuire les groupes jihadistes, partiellement jugulés depuis 2002, mais assurément pas démantelés. Et ceci, dans un nouveau contexte où Washington, qui juge désormais que le risque majeur vient moins de l’Afghanistan que d’un Pakistan fort de 170 millions d’habitants, nucléarisé et incapable de contenir l’extrémisme armé multiforme qui fut jadis instrumentalisé pour servir la grande stratégie pakistanaise, et qui menace désormais le pouvoir d’Etat.
Sous Musharraf, les démocrates pakistanais assuraient que seule la démocratie pouvait vaincre le terrorisme et l’extrémisme. Il convient certes de laisser du temps au temps. Mais si une grande incertitude prévaut, c’est bien parce que ce qui ne fut pas fait à froid ne peut être redressé à court terme, à chaud. L’intégration des zones tribales, qui votent désormais (mais sans partis politiques) et qui gardent un statut juridique colonial, est typique de ce dilemme. Les réformes rapides sont impossibles, tout en étant indispensables. Dans l’ensemble du pays, sous mille formes, le devoir d’Etat fut négligé dans les domaines décisifs de l’équité sociale, de la gouvernance, de l’éducation primaire.
Endeuillées par l’assassinat de Benazir Bhutto, les élections de février 2008 ont porté au pouvoir à Islamabad une coalition unissant pour la première fois les deux grands partis du pays, le Parti du Peuple Pakistanais (PPP), désormais sous la férule de Asif Ali Zardari, veuf de Benazir, et le Parti de la Ligue Musulmane-N (PLM-N ; N. pour Nawaz) dirigée par Nawaz Sharif.
En dépit des espoirs suscités par leur victoire, les deux grands partis se divisèrent bientôt, et la Ligue Musulmane-N quitta le gouvernement après quelques semaines. Elle était convaincue qu’Asif Ali Zardari ne mettrait pas en œuvre la politique définie par la Charte pour la Démocratie, cosignée par les deux partis en 2006. L’élection de Zardari à la Présidence de la République en septembre 2008 ne fit que tendre les relations entre les deux principales forces politiques du pays. Le contentieux majeur portait sur la restauration des juges de la Cour suprême et des Hautes Cours provinciales démis par Musharraf en mars 2007.
Dès le coup de force de Musharraf contre la justice, un homme symbolisa le refus de céder : Iftikar Muhammad Chaudhury, Président de la Cour suprême. Chaudhury devint la figure emblématique d’un mouvement d’ampleur inattendu, mené par les avocats pakistanais qu’on vit, en costume cravate, affronter la police lors de manifestations organisées dans tout le pays pendant deux ans, le dernier point fort du mouvement étant la marche sur Islamabad devant se terminer Avenue de la Constitution, devant la Cour suprême, le 16 mars 2009.
Le 15 mars, Yousaf Raza Gilani, le Premier ministre PPP choisi par Zardari, s’est démarqué du Président et a annoncé la réinstallation de Chaudhury, qui a pris effet le 23 mars. Le mouvement des avocats témoigne certes du réveil de la société civile dans un pays où le pouvoir est depuis longtemps aux mains d’une élite à quatre faces : grands propriétaires fonciers (les Bhutto), industriels (les Sharif), haute fonction publique et officiers supérieurs.
La restauration d’un Président de la Cour suprême d’esprit indépendant menace de mettre à bas un certain nombre de mesures qui ont bénéficié au clan Bhutto, à commencer par l’Ordonnance de Réconciliation Nationale signée par Musharraf le 5 octobre 2007 pour lever toutes les charges pesant en justice contre Benazir Bhutto et son mari, qui négociaient alors avec le régime un possible compromis post-électoral, avec l’appui discret des Etats-Unis.
On peut ironiser sur la ferveur démocratique d’un Nawaz Sharif qui, lorsqu’il fut par deux fois Premier ministre dans les années 1990, a su tout comme un autre circonvenir les juges et user des intrigues du pouvoir pour déstabiliser Benazir Bhutto, qui le précéda par deux fois dans cette fonction. Mais si les hommes ne changent guère, le contexte est différent, après neuf ans de "règne" de Musharraf. Sans préjuger de l’avenir, Sharif, qui fut renversé par Musharraf, alors chef d’Etat major de l’Armée de terre, a eu l’intelligence de jouer la carte démocratique et parlementariste
Certes, on peut se réjouir de la victoire du mouvement des avocats, de la réinstallation du chef de la Cour suprême démis par un régime militaire, et de l’annonce de la réconciliation de la Ligue musulmane-N et du Parti du Peuple Pakistanais « pour changer le destin de la nation », Sharif dixit. Mais nul ne saurait prédire que ce nouveau rebondissement garantisse la stabilité dont le pays a besoin.
L’échiquier pakistanais est en effet des plus complexes. L’islam politique, amoindri par les élections, est toujours actif : la Jamiat e Ulema e Islam est alliée au PPP, et la Jamaat e Islami s’est retrouvée aux côtés des avocats et de la Ligue Musulmane-N lors de la marche sur Islamabad, et il reste à voir qui tirera in fine son épingle du jeu, et comment le retour de Iftikar Chaudhury à la Cour suprême pourrait infléchir le sort du Président Zardari. En outre, et c’est décisif, Gilani a rappelé à son poste Chaudhury parce que deux acteurs de premier rang ont fait pression pour calmer le jeu : l’Armée et Washington.
L’éveil de la société civile et la place centrale donnée de façon inédite à une justice indépendante sont de bon augure, à l’heure où, de surcroît, le chef de l’armée de terre, le général Kayani, garde la ligne qu’il a définie après sa prise de fonction : ne pas intervenir directement dans le jeu politique. Mais nul ne sait si le juge Chaudhury aura la capacité de redéfinir véritablement le bon fonctionnement des fonctions judiciaires, y compris dans les zones en cours de talibanisation, ni si l’armée jugera in fine le pouvoir civil apte à conforter, au-delà des récents soubresauts, l’unité et la sécurité de la nation.