« Le scandale de corruption présumée au Parlement européen est gravissime ». Ainsi a réagi la délégation de la gauche sociale et écologique, autrement dit le groupe des eurodéputés socialistes français, après la mise en cause par la justice belge de plusieurs personnalités européennes – parmi lesquelles une vice-présidente grecque, un ancien eurodéputé italien, quelques eurodéputés ou assistants parlementaires - soupçonnées d’avoir monnayé leur influence, contre argent sonnant et trébuchant, au bénéfice d’un Etat du Golfe non officiellement nommé mais présumé être le Qatar. Les socialistes français ont raison de s’indigner. Ils sont d’autant plus fondés à dénoncer des pratiques inacceptables que le groupe des socialistes européens, en l’état actuel des investigations, est le premier visé par les enquêteurs.
Même si les éventuelles malversations d’une poignée d’élus ou d’ancien élus ne sauraient engager la responsabilité du Parlement tout entier et même si les accusés dont les noms ont été rendus publics doivent bénéficier de la présomption d’innocence, le coup est rude pour l’Assemblée européenne, dont le rôle est mal connu et souvent mal considéré mais qui est la seule institution bruxelloise élue au suffrage universel et, à ce titre, le principal symbole de la démocratie européenne. La présidente du Parlement, la Maltaise Roberta Metsola, ne s’y est pas trompée. « La démocratie est attaquée », a-t-elle déclaré en promettant qu’« il n’y aura aucune impunité » et que « rien ne sera mis sous le tapis ». Tous les groupes politiques du Parlement ont condamné avec la même fermeté, comme on pouvait s’y attendre, ces trafics d’influence. Il n’empêche que le « Qatargate », comme on l’appelle déjà, jette le discrédit sur un des piliers de l’Union européenne.
Une culture de l’impunité
On peut comprendre que le Qatar, s’il s’agit bien de lui, se soit donné les moyens de répondre, y compris par la corruption, aux campagnes dont il est la cible, à l’occasion de la Coupe du monde de football, pour ses violations des droits de l’homme et son mépris des travailleurs étrangers mobilisés pour la construction des stades. En même temps, on peut s’étonner qu’il ait choisi des membres du Parlement européen pour complices de sa propagande, alors que cette assemblée dispose dans ce domaine de peu de pouvoirs et que ses résolutions n’ont guère de portée en dehors des cercles bruxellois. Il est probable que les eurodéputés ou leurs collaborateurs ne sont qu’un des nombreux vecteurs par lesquels le Qatar cherche à faire passer ses messages, et qu’il n’est ni le plus notoire ni le plus efficace. Mais il est peut-être le plus perméable. Le Parlement européen est en effet particulièrement sensible aux ingérences extérieures, qu’elles émanent d’un Etat étranger ou de lobbies économiques, faute d’un contrôle sérieux de ces pratiques.
De ce point de vue, l’affaire du « Qatargate » n’est sans doute qu’un épisode parmi d’autres. « S’il s’agit peut-être du cas le plus flagrant de corruption présumée que le Parlement européen ait connu depuis de nombreuses années, souligne l’ONG Transparency international, il ne s’agit pas d’un incident isolé. Pendant plusieurs décennies, le Parlement a laissé se développer une culture de l’impunité ». L’eurodéputé français Arnaud Danjean explique ainsi, dans un entretien au Monde, que le Parlement européen présente des « points de vulnérabilité systémiques » qui « encouragent l’ingérence étrangère » et « peuvent être la porte ouverte à des faits de corruption ». Il mentionne en particulier les groupes d’amitié avec des pays ou des zones géographiques dont certains sont suspectés de n’être que des « réseaux d’influence, politiques et mercantiles, bien au-delà des nécessaires dialogues diplomatiques ».
Les écuries d’Augias
Pour mettre fin à ces situations ambiguës, voire problématiques, il appartient au Parlement d’imposer des règles plus strictes en matière de lobbying et de gestion des possibles conflits d’intérêts. Il en va de la crédibilité de l’Assemblée européenne, dont l’image est fortement détériorée parce que quelques-uns de ses membres n’ont pas su résister à la tentation d’un enrichissement délictueux. L’eurodéputée française Nathalie Loiseau dénonce en termes crus, dans Le Figaro, « un comportement de ripoux » qui « jette l’opprobre sur l’ensemble du Parlement européen ». Elle lève un coin du voile sur le fonctionnement de l’institution en précisant que, depuis un an, les eurodéputés « sont bombardés de messages de personnes qui se disent amis du Qatar ». On devine que certains d’entre eux se sont montrés plus attentifs que d’autres à ces messages.
« Explosive, cette affaire du Qatargate retentit comme un signal d’alarme pour les institutions européennes », écrit Le Monde avec justesse. Elle invite l’Union européenne à se pencher sur ses faiblesses et ses dysfonctionnements, qui nuisent grandement à sa renommée auprès des opinions publiques en répandant l’idée qu’elle serait un repaire d’escrocs et de voyous plus soucieux de leurs intérêts personnels que de ceux de l’Europe. Raphaël Glucksmann, coprésident de la délégation des eurodéputés français, a compris la gravité de la situation lorsqu’il a invité ses collègues à « nettoyer les écuries d’Augias ». Ce travail devrait passer notamment, selon la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et selon de nombreux élus, par la création d’une autorité indépendante qui aurait pour mission de faire respecter des normes éthiques aujourd’hui oubliées. Il est urgent d’agir si l’on veut redresser la réputation de l’Europe et permettre que celle-ci occupe dignement la place qu’elle revendique sur la carte géopolitique du monde.