Le Storytelling Numérique : mythes et réalités pour les armées américaines

Les armées américaines — et l’armée française — font de plus en plus appel au "storytelling numérique" pour entraîner leurs soldats, en créant virtuellement des situations proches de la réalité que les forces armées auront à affronter, notamment dans des opérations hors zone.

Aux Etats-Unis, les années 1980 ont été le théâtre d’un certain nombre de changements importants dans les méthodes de communication, dus aux échanges entre universités et monde de l’entreprise. C’est ainsi que le concept de Storytelling Management émerge, concept qui allie techniques de narrations empruntées aux récits à du management d’entreprise en faveur des décideurs. Cet « art de raconter des histoires » s’appuie sur des anecdotes et des histoires courtes, portant un symbole et une idée forte, provoquant généralement une émotion dans l’auditoire. Cette technique s’est révélée efficace dans bien des occasions, et particulièrement durant les années Reagan où l’on a pu remarquer une hyperconcurrence croissante, accompagnée d’une hyperoffre, changeant radicalement les modes de consommation. Le Storytelling s’est alors développé tel un feu de poudre, s’infiltrant dans des domaines de plus en plus divers, comme la politique, les finances, les médias, ou encore les armées avec le Storytelling Numérique.

Comment alors s’est-il mis en place ce concept dans les armées américaines, et comment a-t-il évolué ?

Le Storytelling Numérique

Avec le développement des storytellers, gourous du Storytelling Management, à la fin des années 1980, certains secteurs ont pu se rapprocher, créant des alliances étonnantes. C’est ainsi que les armées américaines ont d’abord fait appel aux universités. En 1999, le Pentagone crée une officine de recherche au sein de l’Université de Californie du Sud. Cette structure avait pour but le développement et l’amélioration des entraînements des forces armées américaines, et en particulier des forces terrestres. Ce Centre, intitulé l’Institute for Creative Technology (ICT), avait poussé le secrétaire à la Défense Louis Caldera à prononcer ces mots : « Nous allons révolutionner la manière d’entraîner les soldats ». Cette structure a alors concentré ses travaux sur la simulation virtuelle d’entraînements, afin de préparer le soldat aux nouveaux théâtres de guerre du XXIème siècle. De manière à rendre la préparation optimale, le Pentagone a fait appel à des scénaristes d’Hollywood pour écrire les différents scénarios d’engagement. Pour les armées, il fallait rendre la simulation virtuelle la plus réelle possible, en affectant une grosse partie de la Recherche et Développement sur les moyens numériques et l’amélioration de la réalité virtuelle. Pour les scénaristes, une bonne histoire était fondamentale, car si elle était assez convaincante, elle pallierait les limites de la simulation. Les deux points de vue furent mis finalement en œuvre, permettant ainsi la création de la première « War Room » à Fort Sill, dans l’Oklahoma.

Un entraînement réaliste

L’intérêt de développer ce type de structure, sous la houlette de l’ICT, est multiple. D’une part, elle permet aux soldats de se confronter à des situations qu’ils pourraient rencontrer dans la réalité. C’est pourquoi ces simulations doivent être d’un parfait réalisme. Par ailleurs, l’acquisition d’une telle technologie dans le cadre militaire, permet des « répétitions » préparant ainsi les soldats à la prochaine mission qu’ils devront remplir en entrant tous les paramètres connus et les informations les plus actualisées (places fortes d’insurgés, dépôts d’armes, etc.). Enfin, l’entraînement des troupes se fait alors à moindre frais, compte tenu du prix toujours plus élevé des armes modernes et de leurs munitions.

Si la mise en place de ce type d’entraînement, par l’utilisation du concept de Storytelling Numérique notamment, concoure à la modernisation et la numérisation des armées américaines, elle poursuit également d’autres finalités.

L’impact psychologique de la simulation de guerre

Au delà de l’apport dans l’entrainement des troupes armées, l’utilisation de la simulation militaire s’est aussi révélée utile dans l’étude de la psychologie des combattants. Ce type de simulation permet par exemple de faciliter la guérison des soldats en proie aux troubles de stress post-traumatiques. On confronte alors le soldat affecté par ce trouble à des situations virtuelles similaires à celles qui l’ont provoqué. Ce traitement thérapeutique du stress post-traumatique est un projet de l’ICT, soutenu par certains psychologues des armées tel que Robert McLay : « Vous n’allez pas renvoyer en Irak quelqu’un qui est traumatisé. [L’immersion virtuelle] permet ce retour en arrière, mais sur place. Certaines victimes du PTSD (trouble de stress post-traumatique), déclare-t-il, ne peuvent pas ou ne veulent pas se souvenir de certaines choses [...] sans des stimuli, comme des images numériques d’un hôpital de campagne, l’enregistrement d’une mélodie de prière musulmane ou la diffusion d’odeurs d’explosifs dans le bureau du psychologue ».

A contrario, il existe un risque inhérent à l’entraînement à outrance des soldats par simulation. Plusieurs psychologues redoutent ainsi que l’entrainement sur machine et dans un monde virtuel, n’engendre une perte de compassion de la part des soldats lorsqu’ils seront sur le véritable champ de bataille. La manipulation virtuelle peut alors devenir un facteur de déshumanisation, la défense du récit et de son application dépassant les propres valeurs morales et humaines du soldat.

Des jeux vidéos à la réalité : l’évolution concourante de la modernisation des armées

Avec d’abord la Revolution in Military Affairs, puis la Transformation, les forces armées occidentales ont opéré depuis les années 1990 une modernisation permanente. Tant dans la manière d’administrer le déploiement des forces en OPEX (opérations extérieures), qu’au niveau des équipements, cette modernisation s’appuie essentiellement sur les nouvelles technologies. Le Storytelling Numérique ne fait pas exception, utilisant la technique des jeux vidéos pour préparer le plus naturellement possible les soldats à leurs déploiements.

En France, la tendance n’est pas tant dans la manière de simuler la réalité, mais plutôt de rendre réelles les idées développées par le virtuel. C’est ainsi que le nouveau système combattant développé pour les troupes françaises, le FELIN (Fantassin à Equipement et Liaisons Intégrées), ressemble étrangement à un équipement futuriste venu tout droit d’un jeu vidéo. Cet équipement, à la pointe de la technologie et complètement numérisé, s’appuie sur le transfert des informations et des capacités au combat accrus (afin de tirer plus vite, plus loin et plus précisément). Un colonel du Service Technique de l’Armée de Terre déclarait récemment d’ailleurs que les Américains avaient longtemps voulu arriver au résultat obtenu avec FELIN sans jamais y parvenir, raison pour laquelle ils étaient intéressés pour l’ « acheter sur étagère ».

 

Des avantages et des faiblesses

La modernisation des forces armées dans les pays occidentaux reste et restera une préoccupation permanente pour la Défense nationale. Car les avantages opérationnels offerts tant par la virtualisation, que par la numérisation du champ de bataille démontrent d’eux-mêmes le besoin de lier entre elles ces deux techniques.

Si la vente d’équipements FELIN aux Etats-Unis est signée, ces derniers possèderont alors une armée préparée virtuellement aux nouveaux théâtres d’opérations, entraînée avec un équipement numérisé efficace. Ceci laisse donc présager une dépendance croissante des armées américaines, et plus généralement occidentales, vis-à-vis des découvertes technologiques. Sachant aussi que leurs limites et faiblesses, plus nombreuses que celles des équipements mécaniques, seront aussi à prendre en compte.