Le débat allemand

Alors que Nicolas Sarkozy et l’UMP veulent organiser un débat sur la laïcité, en réalité sur l’islam, l’Allemagne vient de connaître un vif débat autour du livre de Thilo Sarrazin « Deutschland schafft sich ab » (L’Allemagne s’autodétruit). Banquier, ancien sénateur social-démocrate de Berlin, Thilo Sarrrazin veut tirer la sonnette d’alarme contre ce qu’il considère comme le danger d’une invasion de musulmans. Le livre a fait l’objet d’une table ronde avec des participants allemands et français à la Maison Heinrich Heine, lundi 28 février.

 

Comment un livre contre l’immigration lourd et ennuyeux comme celui du banquier Thilo Sarrazin a-t-il pu provoquer un si vif débat en Allemagne et trouver 1,3 million d’acheteurs ? La classe politique unanime a condamné cet ouvrage, mais beaucoup d’Allemands l’ont acheté –sinon lu -, les medias en ont discuté et le débat sur les politiques d’immigration a été lancé.

Dans ce pays où le consensus sur l’importation d’une main d’œuvre étrangère non qualifiée –alors indispensable à l’économie nationale _ avait été très large jusque dans les années 1990, les milieux économiques ne lui ont pas été favorables non plus. Thilo Sarrazin a dû démissionner de son poste au Directoire de la Bundesbank selon le souhait de la chancelière. Auparavant il avait été ministre du budget pour Berlin et avait tenté de réduire le déficit structurel du Land en taillant dans les acquis sociaux.

Pour lui les choses sont claires : en Allemagne, le taux des naissances est insuffisant, il y a une détérioration croissante du capital humain et les politiques d’immigration suivies ont été erronées. Il conclut que l’immigration n’apporte rien à l’économie parce que l’assistanat dont bénéficient les immigrés coûte trop cher, que les musulmans sont incapables de s’intégrer à la société allemande, et que cette société est trop tolérante !

Ce livre « Deutschland schafft sich ab » (L’Allemagne s’autodétruit ou court à sa perte) est bourré de chiffres, de statistiques (en partie fausses) et de plus il est pénible à lire aussi à cause de l’arrogance de son style et de ses affirmations péremptoires : bref, c’est l’œuvre non seulement d’un économiste mais d’un raciste, voire d’un « biologiste », déclarent ses critiques les plus dures.

Alors pourquoi un tel succès ? Bien qu’il se donne des airs de politiquement incorrect et de « je vais vous dire ce qu’on vous cache », ses propos sont extrêmement banals. « C’est la réaction du monde politique qui a assuré le succès de ce livre », affirme Armin Laschet, qui fut le premier ministre à l’immigration du Land de Rhénanie du Nord-Westphalie. Ils ont été entendus peut-être aussi à cause des difficultés économiques nouvelles apportées par la crise mais peut-être aussi à la suite d’opérations publicitaires bien menées : quelques temps auparavant, Thilo Sarrazin avait donné dans un débat sur une chaîne de télévision le menu à 4,50 € que tout RMIste devait pouvoir s’offrir. Il expliquait les problèmes financiers de Berlin par le trop grand nombre de bénéficiaires de revenus sociaux, par l’hypertrophie de l’Etat social allemand… et dans sa quête d’arguments, il a peut-être dérapé dans le culturel et le biologique ! Le voilà en train de disserter sur les parts respectives de la nature et de la culture dans l’inadaptation de la main d’œuvre et dans les difficultés scolaires des enfants d’immigrés -des immigrés turcs surtout, qui sont les plus nombreux.

Le capital humain s’appauvrit, on ne fait pas assez d’enfants intelligents, chaque peuple a ses gènes, les juifs par exemple ont des gènes particuliers…En Allemagne, plus que partout ailleurs, de telles paroles rappellent l’eugénisme nazi. C’était quelques jours avant la parution de son livre. Thilo Sarrazin, après avoir laissé échapper cette petite phrase, s’est excusé : « euh… j’aurais pu dire Ost Frisen ! et les gènes juifs sont très positifs ! »

En Allemagne, un million de personnes chaque année partent en retraite, et il y a 760 000 naissances. La nécessité de l’immigration est là. Les travailleurs immigrés de haut niveau ne posent pas tellement de problèmes, on en parle peu. On sait au contraire qu’on a besoin d’eux, et même qu’une politique d’immigration trop dissuasive risquerait de priver l’Allemagne des cerveaux dont elle aura besoin. Ce sont les plus pauvres, ceux qui ne sont pas qualifiés, les anciens « O.S. » dont les entreprises ont disparu et qui sont au chômage, ce sont ceux-là qu’on appelle « musulmans » et dont on se demande s’ils sont « intégrables ». Thilo Sarrazin affirme qu’ils ne le sont pas.

C’est ainsi qu’un problème socio-économique se transforme en question de religion.

Et on ouvre des débats sur l’islam et l’identité nationale.

« Les musulmans en Allemagne ne sont pas un groupe, il n’y a entre eux aucune homogénéité », affirme Lale Agkün, ancienne député social-démocrate, « et puis je ne veux pas être réduite au fait que je suis musulmane ! » Elle parle aussi de la ministre CDU de Basse-Saxe Aygül Özkan, : « personne ne dit la ministre Özkan, tout le monde dit « la ministre musulmane Özkan ». On appelle ainsi « musulmans » des gens qui ne sont pas croyants.

Cette dérive sémantique renvoie à la question de l’identité nationale : « Multi-Kulti ist tot » a dit la chancelière Angela Merkel. « Le multiculturalisme est un échec », ont déclaré en échos David Cameron et Nicolas Sarkozy. Cela ne signifie pas que la société allemande soit devenue homogène, mais simplement que l’on ne croit plus à l’euphorie du vivre ensemble des soirées intercommunautaires, que l’on prend conscience par exemple du fait que les immigrés ne trouveront pas de travail s’ils ne parlent pas allemand, un point sur lequel Daniel Cohn-Bendit avait insisté.

La clef de l’intégration est d’abord dans l’éducation et la formation, même si pour Lale Agkün la politique d’intégration est inutile : il faut, selon elle, « une bonne politique d’immigration et une bonne politique de formation ».

Les nations dans l’ancien empire ottoman étaient définies par la langue et la religion. L’Allemagne, elle, l’a toujours été par la langue, l’Etat s’accommodant de plusieurs religions depuis que l’ancien adage de ses provinces –cujus regio, cujus religio – avait été abandonné ; mais lorsque le nom d’une religion sert à stigmatiser un déficit financier, les cartes sont brouillées.