L’euro est-il devenu une grande monnaie capable éventuellement de concurrencer le dollar ?
La part de l’euro dans la facturation du commerce mondial est restée assez faible, de l’ordre d’un quart. Mais si l’on exclut le commerce intraeuropéen, la part de l’euro dans les facturations internationales est encore plus faible. Les deux tiers des réserves de change dans le monde sont en dollars, contre un quart pour l’euro. La part des transactions mondiales sur les marchés des changes réalisée en dollars est deux fois et demie plus forte que la part en euros. Si l’euro reste loin derrière le dollar pour ce qui est de la facturation dans le commerce mondial, de la détention de réserves de changes et des transactions mondiales sur les marchés des changes, il s’est imposé dans les émissions financières. L’euro est donc un succès technique en tant que véhicule d’investissement et transactions financières. Il a aussi incontestablement contribué à diminuer les risques de dévaluation intraeuropéenne au cours des crises financières de 2001-2003 et de 2007-2009, contrairement à ce qui avait été observé en 1992, avec la sortie de la livre et de la lire du SME. Mais l’euro n’a pas été un bouclier protégeant l’ensemble de la zone euro de la crise financière venue des Etats-Unis, puisque l’activité a davantage chuté dans la zone euro qu’aux Etats-Unis. Peut-on ainsi plaider que la politique monétaire de la BCE a été stabilisante et conforme aux intérêts de l’ensemble de la zone euro ?
(...) La BCE a la fâcheuse habitude de conduire sa politique de taux d’intérêt avec un retard systématique par rapport à l’évolution du cycle de l’activité réelle. Elle augmente fortement ses taux d’intervention au début des années 2000 alors que la bulle Internet a déjà explosé et ne les réduit qu’avec un an de retard lorsque le ralentissement s’accentue après le 11 septembre 2001. Elle les remonte avec un an de retard sur l’accélération de la conjoncture à partir du début de l’année 2006, mais ne perçoit pas le ralentissement mondial au printemps 2008 et commet une erreur magistrale en en remontant le taux de refinancement (le "refi") à 4,25 % le 9 juillet 2008, avant de devoir le ramener de toute urgence à 3,75 % le 15 octobre 2008 pour chuter progressivement à 1,5 % le 5 mars 2009.
Le point surtout inquiétant pour l’avenir, alors que le dollar pourrait fortement chuter à la suite de la considérable augmentation de la dette publique américaine à partir de l’automne 2008 - avec une forte accélération des dérapages en 2009 —, est l’absence de réaction de la BCE à la forte appréciation de l’euro de 2002 au printemps 2008 et particulièrement de 2005 au printemps 2008. Sous l’effet de la forte hausse du taux de change effectif réel, la croissance se casse dans la zone euro à partie du printemps 2007 et plonge au début de l’année 2008 sans que cela ne préoccupe les autorités monétaires européennes occupées à s’autocongratuler sur les succès de l’euro.
Le conseil d’analyse économique (CAE) a récemment écrit : "Une politique de change de la zone euro devrait comporter, dans la mesure du possible, trois objectifs. Le premier objectif serait de lisser les mouvements de change de très courte période (réduire la volatilité courte.). Le deuxième objectif pourrait être d’éviter les pentes trop fortes dans l’évolution des taux de change. Enfin, le troisième objectif serait de contenir les fluctuations de change dans certaines limites, sans doute assez larges, mais en évitant que ne soient franchis les seuils générateurs d’irréversibilité des disparitions d’entreprises, voire de secteurs, et des délocalisations d’activités". Au regard de ces objectifs, qui sont autant de critères de réussite, la politique de change de l’euro est un échec cinglant : depuis son lancement en janvier 1999, l’euro a connu d’amples fluctuations après s’être déprécié de 1,18 dollar à 0,83 dollar entre janvier 1999 et octobre 2000, il s’est apprécié vigoureusement pour atteindre 1,60 dollar en juillet 2008.
Lorsque les ministres de l’Economie et des Finances de la zone euro désirent suivre les évolutions de l’euro pour éventuellement les influencer à partir de l’été 2007, la conjonction de la volonté allemande de ne pas intervenir sur les questions de change, dans la mesure où les gains de parts de marché de l’Allemagne vis-à-vis des autres pays membres de la zone euro compensent les inconvénients d’un euro fort, et de la volonté de la BCE de contrôler seule la politique de change, en contradiction avec le traité de Maastricht dont l’article 111 donne cette responsabilité au Conseil Ecofin, va rendre ce dernier impuissant face à la forte appréciation de l’euro.
Quel jugement global sur l’euro ?
Il faut d’abord rappeler que l’euro ne s’est pas créé dans le vide, mais que sa venue a été préparée par le succès du SME de 1979 à 1991, avant les crises de change de 1992-1993 qui trouvèrent en partie leur origine dans les difficultés de la France à faire ratifier le traité de Maastricht en septembre 1992.
On peut même se demander si la continuation du SME, sans le traité de Maastricht de février 1992, n’aurait pas donné des résultats supérieurs à la mise en place de l’euro.
En effet, le SME a été un succès inespéré de 1979 à 1991 : il a permis de réduire fortement les fluctuations des taux de change des monnaies membres du SME et de réduire significativement l’inflation au sein de l’ensemble de l’Union européenne à partir de 1983, lorsque la France a véritablement accepté la discipline monétaire du SME.
Le SME était un système de parités stables mais ajustables, avec une marge de fluctuation autorisée de 2,25 % autour des parités centrales par rapport à l’Ecu qui était la monnaie commune du système. De plus, le SME résultait d’un simple accord entre banques centrales des pays membres de l’Union européenne, ce qui donnait une extrême souplesse de fonctionnement. La Commission européenne n’a eu de cesse de ramener ce système dans les traités européens pour le soumettre à son contrôle : tel est le point de départ de l’euro. Jacques Delors, président de la Commission européenne à cette époque, arriva à convaincre François Mitterrand qu’il était dans l’intérêt de la France de favoriser cette évolution.
Mais on peut se demander si le passage du SME à l’euro n’a pas été un gigantesque contresens stratégique. On est passé d’un SME qui avait des résultats exceptionnels jusqu’en 1991, tout en étant d’une parfaite souplesse de fonctionnement à une zone euro sans gouvernement économique capable de conduire une politique économique et une politique de change cohérente, sans budget fédéral permettant d’amortir les chocs asymétriques, sans légitimité politique du fait du caractère bureaucratique de la BCE, et dont les résultats économiques sur la période 1999-2008 sont ceux d’une croissance faible et d’inégalités sociales croissantes !
Il est fascinant de noter que la mise en place de l’euro n’a eu qu’un impact réduit sur l’augmentation des flux de commerce à l’intérieur même de la zone euro, entre ses pays membres, alors que traditionnellement, les unions monétaires ont un effet considérable d’accélération sur le commerce intrazone (Frankel, 2008).
De même, on peut montrer que le passage de l’euro semble associé à une accélération des réformes structurelles dans les marchés des biens et des services, mais qu’il n’a pas eu d’effets mesurables sur les marchés du travail des pays membres de la zone euro, le ralentissement des salaires en Allemagne étant un cas isolé dans l’Union européenne (Alesina, Ardagna et Vincenzo, 2008). Pour ce qui est de l’association entre le passage de l’euro et le rythme supérieur de réformes dans les marchés des biens et des services, la causalité n’est pas clairement établie car d’autres phénomènes majeurs sont intervenus depuis 1999, notamment l’accélération de la globalisation, l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du Commerce (OMC) en décembre 2001, la forte remontée de l’euro contre le dollar à partir de 2002... Ces phénomènes ont pu contribuer infiniment plus à la réforme des marchés des biens et des services au sein de la zone euro que le passage à l’euro lui-même, ce dernier n’ayant eu qu’un effet limité sur l’accélération du commerce intraeuropéen qui aurait été le vecteur naturel de la pression à la réforme que l’euro aurait pu provoquer.