L’externalisation de fonctions régaliennes de l’Etat par l’utilisation de Sociétés militaires privées (SMP) est de plus en plus répandue dans les conflits actuels. L’Irak et l’Afghanistan en sont une parfaite illustration. Les raisons pour lesquelles l’Etat fait de plus en plus appel à ces sociétés privées sont liées à des contraintes pesant sur les armées traditionnelles.
Les Conventions de Genève de 1949 fixent les droits et les devoirs des soldats dans le cadre d’un conflit armé. Elles s’inscrivent dans la ligne du droit humanitaire et décrivent les limites que ne doivent pas dépasser lesdits soldats dans l’utilisation de la force. Certains Etats toutefois considèrent que ces limites juridiques peuvent entraver la résolution des conflits et allonger le processus de décision politique.
Les contractors privés permettent de contourner ces contraintes et de continuer l’action coercitive sur le théâtre, en particulier dans la phase de normalisation du conflit. D’autant plus que les Conventions de Genève ne peuvent s’appliquer à eux, puisqu’ils n’apparaissent pas dans ces textes. La liberté d’action des Etats s’en trouve alors considérablement renforcée, permettant de mettre en place de manière légale des opérations interdites par les Conventions.
L’utilisation des « armées privées » permet aussi de minorer les conséquences politiques d’un engagement. Cette contractualisation permet de répondre indirectement à des crises dans lesquelles un engagement serait diplomatiquement ou juridiquement impossible. Le cas de l’emploi de DynCorp par la Drug Enforcement Agency américaine pour former les forces de l’ordre colombiennes fournit un bon exemple. Ne pouvant engager des forces militaires nationales, et étant confronté à une recrudescence de l’afflux de drogues colombiennes sur leur territoire, les Etats-Unis ont cherché à rendre plus effeicace la lutte anti-drogue directement en Colombie, par le biais d’une structure privée. L’externalisation de cette prérogative de transfert de connaissances marque l’affaiblissement de la place de l’Etat dans le système international.
L’augmentation de la sphère informationnelle
Comme le monde entre de plain-pied dans l’ère de l’information rapide et globale, et comme les informations sont de plus en plus facilement consultables, le poids de l’opinion publique dans l’engagement et la poursuite d’un conflit est de plus en plus important. Il suffit de rappeler que c’est grâce à une photo de Paul Watson que l’opération Restore Hope en Somalie fut achevée aussi précipitamment.
Le fait d’utiliser des SMP, dont les soldats sont des inconnus, et dont les pratiques sont beaucoup moins médiatisées, permet de poursuivre un conflit sans que l’opinion publique n’en ait trop conscience. La théorie du « zéro mort » qui a été présentée comme une conséquence de la sophistication permanente des armements mais qui se révèle être une illusion dans les conflits modernes a contribué d’une part à accroitre l’opposition des opinions publiques à des engagements armés et d’autre part à augmenter la réticence des Etats à employer leurs forces nationales. Les SMP offrent une solution permettant aux Etats de continuer à être représentés sur le terrain, sans avoir à craindre le retrait soudain du soutien de la population. Dans certains cas cependant, les actions de ces SMP rejaillissent sur les armées nationales, provoquant une recrudescence de la violence.
Une distinction difficile
Du fait que ces contractors emploient d’anciens militaires et d’anciens membres des forces publiques, il est parfois difficile de les distinguer des armées conventionnelles. Comme d’une part ils ne sont pas régis par les mêmes règles juridiques internationales que les forces étatiques, et comme d’autre part ils ne disposent pas du même type de commandement et de contrôle interne, d’organisation ou de formation, certaines de leurs actions, brutales ou hors « normes », rejaillissent sur l’ensemble des armées se trouvant sur place.
Pour ne citer qu’un seul exemple : en juin 2009, ils abattirent le général, directeur de la police nationale afghane pour la région de Kandahar, ainsi que le procureur de la région et leurs équipes de protection, dans le but de libérer l’un des leurs, détenu pour une affaire de droit commun. Ce type d’action aggrave le sentiment d’insécurité et concourt à la prolongation du conflit. Ce qui ne déplait pas aux SMP elles-mêmes, qui y trouvent un prétexte au renouvellement de leurs contrats.
Les SMP et les entreprises d’armement
Le lien entre SMP et équipementiers militaires n’est pas visible au premier abord, mais il est fondamental. La prise de participation dans les actifs d’une SMP permet aux industriels de l’armement de se doter d’un bras armé qui lui-même peut avoir plusieurs impacts financiers. Le secteur évolue alors selon une logique d’intégration horizontale : DynCorp est une filiale de Computer Science Corporation, tout comme MPRI de L3 Communications, elle-même intégrée à Lockheed Martin.
Les lobbies fonctionnent à un triple niveau : d’une part ils facturent leurs prestations aux Etats dans le cadre d’opérations extérieures ; ensuite ces prestations effectuées par les SMP ne sont pas étrangères à la prolongation des conflits, donc à un flux économique ; enfin les industriels continuent à vendre des équipements aux Etats engagés dans des conflits où opèrent leurs SMP.
Une logique féodale
Avec les SMP, il semble qu’un retour en arrière se soit effectué et que les grandes puissances en reviennent à la logique féodale des condottiere. Machiavel écrivait d’ailleurs à leur sujet que « ce sont des troupes indisciplinées et infidèles, à la recherche d’une rémunération ou de pillages, sans autre motivation ». Cette définition na pas perdu de sa pertinence. Or, si l’externalisation de pouvoirs régaliens tels que la défense des intérêts nationaux, ou encore le monopole de la violence armée, est décidée par l’Etat lui-même, elle n’en entame pas moins les prérogatives traditionnelles de l’Etat-Nation tel que nous le connaissons aujourd’hui. On peut en effet prévoir que malgré les différents scandales auxquels ont donné lieu ces « armées privées », les bénéfices en termes de liberté d’action, de tranquillité politique et d’avantages financiers n’incitent les Etats à faire de plus en plus souvent à elles. Cette régression historique, paradoxale dans un monde tourné vers la technologisation à outrance, laisse présager des contradictions qui engendreront d’importantes réformes dans la structure des Etats modernes.