La convergence de vue entre Paris et Riyad sur les dossiers libanais et syrien favorise un climat propice aux échanges et aux investissements. A la suite de l’accord de la fin novembre sur le nucléaire iranien, les relations entre le royaume des Saoud et les Etats-Unis – son principal partenaire et son allié historique depuis 1945 –, se sont refroidies de manière profonde et durable. La colère de Riyad contre l’administration du président Barack Obama date en fait du mois de septembre dernier après le retournement complet de la stratégie américaine vis-à-vis de la Syrie, dont le régime bénéficie d’une alliance stratégique avec l’Iran alors que l’Arabie saoudite soutient l’opposition.
Le roi Abdallah d’Arabie a réservé un accueil de premier ordre à la délégation française. Un projet de construction de seize centrales nucléaires, pour un montant total de 70 milliards €, est à l’étude ; mais aussi une forte contribution française dans un programme de développement des infrastructures du royaume, qui « correspond au domaine d’excellence des entreprises françaises : l’énergie, le transport, l’environnement et l’agro-alimentaire », comme l’a souligné le président français.
La France cherche également à attirer des investissements saoudiens « productifs » dans l’Hexagone en offrant des possibilités de participation et de partenariat dans l’industrie. Les échanges commerciaux entre la France et l’Arabie saoudite ont doublé en cinq ans, pour atteindre 8,7 milliards € en 2012, ce qui fait de Riyad le deuxième partenaire économique de Paris au Moyen-Orient, derrière la Turquie. En 2013, Veolia a remporté le marché de construction d’une usine de dessalement, à hauteur de 300 millions €, et Alstom a été sélectionnée pour le chantier du métro de Riyad, chiffré à 1,2 milliard €.
Armes françaises pour le Liban financées par Riyad
A Riyad, on a souligné clairement que la politique régionale de François Hollande favorise la priorité donnée à la France pour se placer sur ce marché. Opportunité économique doublée d’une opportunité politique, c’est le sens qu’il faut donner aussi à cette surprenante promesse d’accorder au Liban le bénéfice d’un contrat de fourniture militaire française qui sera financé par Riyad à hauteur de 3 milliards $ (2,2 milliards €), un cadeau de fin d’année en quelque sorte pour un pays qui pâtit directement des convulsions de son voisin syrien.
L’objectif des Saoudiens est, à l’évidence, de contrebalancer l’influence iranienne sur le Liban, particulièrement divisé sur la participation des combattants chiites du Hezbollah aux côtés de l’armée syrienne face aux djihadistes sunnites qui s’opposent au régime du président Bachar el-Assad.
A cet égard, la visite du président français à Riyad s’est conclue par deux rencontres significatives avec l’ancien premier ministre libanais Saad Hariri – un protégé de la famille royale saoudienne – et Ahmed Jarba, le chef de la Coalition nationale syrienne (CNS). Principal rassemblement d’opposants syriens, le CNS est parrainé par le roi Abdallah ben Abdel Aziz al Saoud. Il faut préciser que la famille maternelle du roi d’Arabie est issue de la tribu des Chammar, l’une des plus importantes du Moyen-Orient, dont les branches s’étendent sur un vaste territoire qui va de l’Arabie, au Koweït, en Egypte, en Palestine, en Jordanie, en Irak, en Syrie, au Liban et jusqu’en Tunisie, et dont le Syrien Ahmed Jarba est une figure éminente.
« Le Liban doit rester uni, son intégrité doit être respectée, sa sécurité doit être assurée »
Egalement significative, l’annonce de ce contrat franco-saoudien en faveur de l’armée libanaise est intervenue au premier jour de la visite de la délégation française qui correspondait avec les funérailles, à Beyrouth, de Mohammed Chatah, un ancien ministre des finances et conseiller de Saad Hariri, tué deux jours plus tôt dans un attentat à la voiture piégée. Dans le même temps, ce dimanche 29 décembre, plusieurs roquettes tirées du Sud-Liban sont tombées dans le nord d’Israël, sans faire ni victimes ni dégâts. L’armée israélienne a répliqué par des tirs d’artillerie. Le lendemain, l’armée libanaise a riposté pour la première fois à des raids aériens syriens dans une zone frontalière en territoire libanais.
L’attentat visant Mohammed Chatah a été attribué au Hezbollah par la coalition regroupée autour de Saad Hariri, qui y a vu un moyen de perturber la tenue, à la mi-janvier, du Tribunal spécial pour le Liban (TSL) chargé de juger les assassins de son père, l’ancien premier ministre Rafic Hariri : « Ceux qui ont assassiné Mohammed Chatah sont ceux qui ont assassiné Rafic Hariri. » Il a accru la tension dans le pays du cèdre et contribué à radicaliser la rue sunnite dans son opposition à l’hégémonie du Hezbollah sur les institutions autant que sur le terrain militaire. C’était probablement le but recherché par les assassins : frapper les esprits, affaiblir la coalition de Saad Hariri et pousser à la haine communautaire pour achever de paralyser les institutions. Il faut souligner à cet égard que le Liban est sans gouvernement depuis plus de huit mois, que des élections législatives n’ont pas pu avoir lieu en mai 2013, enfin qu’une élection présidentielle doit avoir lieu avant le 25 mai de cette année.
En novembre dernier, un double attentat-suicide revendiqué par un groupe lié à Al-Qaïda avait visé l’ambassade d’Iran à Beyrouth faisant 25 morts. Le Hezbollah avait accusé l’Arabie saoudite d’être derrière l’attaque. Le 23 août, un double attentat à la voiture piégée contre deux mosquées sunnites avait fait 45 morts à Tripoli, capitale administrative et économique du Nord-Liban, où Sunnites et Alaouites règlent leurs comptes sur fond de guerre civile en Syrie. Le 2 janvier, un attentat-suicide, faisait quatre morts dans la banlieue-sud de Beyrouth, fief du Hezbollah.
On considère que l’inaction occidentale face au drame syrien, les négociations sur les armes chimiques syriennes et celles sur le nucléaire iranien, ont permis au président Assad et à ses alliés en Iran et au Liban de marquer des points face à une opposition syrienne qui n’a jamais réussi à s’unir et qui se trouve de plus en plus supplantée sur le terrain par les islamistes sunnites radicaux.
Prudente, la position de la France sur ce dossier est de soutenir la conférence de paix programmée le 22 janvier à Montreux, en Suisse, et qui doit mener à « une transition et non à une prolongation du conflit ». De concert, Riyad et Paris s’en tiennent à un ordre du jour fixé par Washington et Moscou, en juillet 2012 à Genève, qui prévoit la mise en place d’un « gouvernement de transition, doté de tous les pouvoirs exécutifs », ce qui signifierait l’exclusion du président Assad de la phase intérimaire.
Mais de nombreux observateurs doutent de la tenue de cette conférence de paix reportée à de nombreuses reprises depuis plusieurs mois. Ou alors, si elle a lieu, l’ampleur des désaccords est telle qu’elle n’aboutirait à rien de tangible, contribuant au pourrissement de la situation et à la radicalisation en Syrie et au Liban voisin.
C’est dans ce cadre qu’il faut placer cette offre de financement saoudien à l’achat de matériel militaire français pour une armée libanaise dont la modestie de l’équipement et de la formation ne lui a jamais permis d’assurer la sécurité de ses frontières avec la Syrie aussi bien qu’avec Israël. L’équipement des Forces armées libanaises (FAL) est d’environ 85 % de construction américaine, le reste étant de fabrication britannique, française et soviétique. En faisant pression sur Washington, Israël s’est régulièrement opposé à l’octroi de matériel sophistiqué aux FAL, si bien que celles-ci se sont cantonnées dans un rôle de gendarme chargé de contenir les violences qui divisent le pays du cèdre depuis plus de quarante ans. Pour François Hollande, « la France entendra répondre à toutes les sollicitations qui lui sont adressées parce que le Liban doit rester uni, son intégrité doit être respectée, sa sécurité doit être assurée ».
Créée par la France en 1916 sous le vocable « Légion d’Orient », l’armée libanaise est restée sous l’autorité de l’armée française durant le mandat octroyé à la France par le Traité de Sèvres sur la Syrie et le Liban en 1920, suite à l’effondrement de l’Empire ottoman qui a administré la région durant quatre siècles. La plus grande partie des différents régiments de l’armée libanaise ont continué à opérer au sein de l’armée française jusqu’à son retrait total le 1er août 1945, après une indépendance acquise le 22 novembre 1943.
En 1975, date du début de la guerre libanaise, la division du pays a entraîné l’effondrement de l’armée, l’empêchant d’assumer son rôle de garant de la stabilité interne et de la sécurité sur ses frontières. L’année suivante, l’intervention syrienne au Liban a limité le rôle de l’armée qui n’a pu se reconstruire que dans le cadre fixé par l’occupant. Il en a été de même quand Israël a envahi le sud du Liban en 1978 puis l’ensemble du pays en 1982. Depuis la fin officielle de la guerre civile en 1990, l’armée a considérablement accru ses effectifs sans pour autant bénéficier du matériel adéquat (les forces aériennes et navales sont purement symboliques). Avec 132 000 actifs, elle est considérée comme le premier employeur du pays et permet de faire vivre directement ou indirectement près de 500 000 personnes sur une population totale estimée à 4, 4 millions d’habitants et un territoire de 10 452 km2.
Le changement stratégique des Etats-Unis sur le Proche-Orient
L’accord entre l’Arabie saoudite et la France, tant sur le dossier syrien que sur le dossier libanais, est un épisode de plus dans la sérieuse fâcherie saoudienne contre l’administration Obama qui date du renversement du président égyptien Hosni Mobarak en février 2011 et du soutien américain au régime de son successeur Mohammed Morsi. La stricte doctrine religieuse wahabite de la dynastie des Saoud ne s’est jamais accommodée des dérives politico-religieuses de la confrérie des Frères musulmans. Le Gardien des lieux saints – c’est le titre officiel du roi d’Arabie – entend le rester et jouir de son autorité sur la oumma, la nation islamique. Traditionnellement allié du Parti républicain, Riyad n’a pas apprécié – c’est le moins que l’on puisse dire – le lâchage de l’un des plus fidèles alliés des Etats-Unis dans la région, à savoir Hosni Moubarak.
Depuis le début de la révolte contre le régime de Damas, Washington et Riyad, de même que Londres et Paris, étaient sur la même longueur d’onde : le dictateur, bourreau de son peuple et allié de l’Iran des mollahs et de Vladimir Poutine, doit partir. Riyad a d’ailleurs financé un QG opérationnel dans le désert jordanien où des transfuges syriens étaient formés aux opérations militaires par les meilleurs spécialistes américains, britanniques et français. Des équipements de communications ont été fournis pour permettre une meilleure coordination entre les insurgés. Washington, Londres et Paris avaient en outre rapatrié leurs ambassadeurs pour signifier que le régime d’Assad n’était plus un interlocuteur crédible. La presse américaine a récemment rappelé la dernière rencontre entre le président des Etats-Unis et le roi de Jordanie, le 22 mars dernier, au cours de laquelle Barak Obama a annoncé publiquement : « Je suis convaincu qu’Assad s’en ira. Ce n’est pas une question de si, c’est quand »
L’implication iranienne
Que s’est-il passé depuis le mois de mars 2013 ?
Ce sont les médias américains, proches des milieux conservateurs, qui nous apportent la clé.
En février dernier, la mort au Liban, d’un général iranien de la brigade al-Qods (Jérusalem), bras armé des Gardiens de la révolution iraniens, Hassan Shateri, tué par une opération éclair de l’armée israélienne, a démontré l’ampleur de l’implication des commandos iraniens et ceux du Hezbollah libanais dans le conflit syrien. L’importance du rôle de Shateri a été observée lors des funérailles officielles qui lui ont été réservées à Téhéran et la présence du ministre des affaires étrangères de l’époque Ali Akbar Salehi et surtout du commandant en chef des Gardiens de la révolution, le général Mohammad Ali Jafari accompagné du général Qassem Suleimani, chef de la brigade al-Qods et ancien camarade de combat du disparu durant la guerre Iran-Irak (1980-1988).
Qassem Suleimani est considéré comme le stratège principal des opérations iraniennes en Syrie, en Irak, en Palestine et dans le Golfe persique. Sa présence, aux côtés de ses officiers, est régulièrement signalée en Syrie et au Liban. En mai 2012, Ismail Gha’ani, l’un des dirigeants militaires les plus en vue des brigades al Qods déclarait : « Si la République islamique n’avait pas été présente en Syrie, les massacres auraient eu une plus grande ampleur », confirmant ainsi l’importance de l’intervention iranienne aux côtés du régime de Bachar el Assad. Des images vidéo filmées par un caméraman iranien mort au combat en Syrie ont été récupérées il y a plusieurs mois par la rébellion syrienne et diffusées sur certaines chaînes de TV (France 24 par exemple). Elles montrent des opérations armées dirigées par des officiers iraniens et des groupes de commandos auxquels les soldats syriens se contentent de faciliter les opérations.
En ce qui concerne le Hezbollah, son chef Hassan Nasrallah, assume publiquement, depuis le printemps dernier, la participation de ses hommes aux combats en Syrie, alors que les observateurs avertis la datent de 2012. Il s’agirait d’une présence plus massive de ses combattants tant et si bien que le nombre des victimes dont les corps ont été rapatriés pour être enterrés au Liban vont en s’accroissant (les services israéliens les estiment à trois cents).
On rapporte qu’un commandant militaire iranien a affirmé que la participation de ses hommes au combat stratégique en Syrie, en Irak, au Liban ou bien ailleurs a autant d’importance sinon plus que la possession de l’arme nucléaire.
A cet égard, les services de renseignements américains indiquent que c’est le « Guide » iranien Ali Khamenei qui a sollicité personnellement Hassan Nasrallah, après l’avoir fait venir à Téhéran en avril dernier et en se faisant ostensiblement photographier avec lui, l’incitant à une implication plus importante dans les combats en Syrie. A Beyrouth, on considère que c’est une fuite en avant qui divise la communauté chiite et obère durablement l’espoir d’une intégration politique de ce mouvement puissamment armé.
L’ampleur de l’implication de l’Iran et de son allié Hezbollah dans la guerre en Syrie a été exposée au président Obama par le principal stratège de la CIA, Michael Morell. Selon les médias américains, le lobbying intensif opéré depuis l’été dernier par Morell auprès de la Maison-Blanche a achevé de convaincre le président américain de changer de stratégie sur la Syrie, d’autant plus que la présence de salafistes sunnites est croissante sur le terrain. Parallèlement, les contacts entrepris entre Washington et Téhéran depuis le mois de mars dernier, suivis par l’élection, en juin, de Hassan Rohani à la présidence de la République islamique d’Iran, ont convaincu l’administration américaine de la volonté du « Guide » de tourner une nouvelle page dans les relations entre les deux pays.
Durablement marqués par la faillite de leur politique en Afghanistan et en Irak, les Etats-Unis préfèrent se rapprocher de l’Iran dont l’influence en Irak, en Syrie et en Afghanistan serait, selon leur vue, un gage de stabilité. Car selon Michael Morell, le problème nucléaire avec l’Iran doit être considéré sur une période de vingt à vingt-cinq ans. De même la crise en Syrie pourrait durer une décennie.
Ces différentes appréciations stratégiques américaines ont provoqué l’ire des responsables saoudiens et ont durablement abîmé les relations entre Washington et Riyad. Le rapprochement entre la France et l’Arabie saoudite doit être évalué sous cet éclairage. Paris se sentant quelque peu trahi par l’allié américain depuis le renoncement aux frappes contre la Syrie en aoû-septembre 2013 et le rapprochement quasi unilatéral entre Washington, Moscou et Téhéran. Selon la presse américaine, la fâcherie de Riyad – qui a renoncé à siéger parmi les quinze pays membres observateurs du Conseil de sécurité de l’ONU en octobre dernier, après un an d’un lobbying intensif, et s’est fait remplacer en décembre par la Jordanie – est une erreur qui sera payée cher par l’administration américaine dans sa politique proche-orientale.
Comment se situe la France dans ce conflit ?
Pour la France, la politique de rapprochement avec les différents protagonistes du conflit proche-oriental n’est pas en contradiction avec les constantes de sa politique étrangère traditionnelle. Mise à part la Syrie de Bachar el Assad, les relations avec l’ensemble des pays arabes du Proche-Orient, en plus de la Turquie, de l’Iran et d’Israël, sont empreintes des principes intangibles de la politique de la Vème République.
En ce qui concerne l’appui au Liban et à son armée, il y a une constante qui a toujours conduit Paris à appuyer la reconstruction de l’Etat libanais affaibli depuis quarante ans par la guerre et les différentes occupations de son territoire. La difficulté actuelle réside dans le conflit de plus en plus aigu qui oppose l’Iran et l’Arabie saoudite, un conflit qui se répercute directement sur les terrains syrien et libanais. En voulant renforcer l’armée libanaise, la France entre de plain-pied dans les luttes d’influence que ces deux pays se livrent à travers les deux camps qui s’opposent au Liban : le Hezbollah et ses alliés d’une part, et la coalition regroupée autour de Saad Hariri, de l’autre. Pour compliquer encore la donne, il faut préciser que la communauté chrétienne se répartit équitablement dans les deux camps. Les deux principales communautés musulmanes – chiite et sunnite – soutiennent à une écrasante majorité le Hezbollah et Saad Hariri, respectivement.
François Hollande tente de rassurer Israël
En ce qui concerne Israël, la presse de l’Etat hébreu a fait part de l’inquiétude des dirigeants israéliens que des armes sophistiquées destinées à l’armée libanaise ne tombent entre les mains du Hezbollah, qui a l’influence et la capacité d’empêcher les FAL de s’équiper qualitativement et de s’opposer à son hégémonie. Selon des informations qui restent à confirmer, François Hollande aurait, lors de sa visite officielle en novembre à Jérusalem, entrepris de rassurer le gouvernement de Benjamin Netanyahou à propos de l’accord qu’il s’apprêtait à passer avec Riyad. A Beyrouth, le Hezbollah a laissé filtrer dans la presse le peu de cas qu’il faisait de ce contrat qui, il est vrai, mettra du temps avant de se mettre en place et de se concrétiser en raison de la situation délicate que traverse le Liban.
Quoi qu’il en soit, le rapprochement franco-saoudien permet à la France de reprendre pied au Proche-Orient. Après le succès de ses visites en Israël et en Arabie saoudite, entrecoupées par celle effectuée en Algérie, François Hollande place la France dans le jeu des nations qui comptent dans cette région du monde. Il faudra toutefois être vigilant, car la période actuelle s’annonce pour le moins délicate dans une zone de tempête à haut risque.