Le rôle-clé du Parlement européen

Des trois institutions chargées d’élaborer les politiques européennes, le Parlement de Strasbourg est sans doute celle dont les pouvoirs sont les plus méconnus. Les pouvoirs de la Commission de Bruxelles sont souvent mis en exergue. Ils sont même parfois surestimés par les eurosceptiques. Ceux du Conseil, qui réunit les représentants des Etats, sont également reconnus, en particulier ceux du Conseil européen, qui rassemble plusieurs fois par an les chefs d’Etat et de gouvernement. En revanche, le rôle du Parlement européen est mal perçu. Les élections européennes sont l’occasion pour la Fondation Robert-Schuman de dresser un bilan de l’action menée au cours de la dernière législature (2014-2019) par les eurodéputés et de mesurer ainsi leur contribution aux politiques européennes.

Selon les auteurs (1), le Parlement européen, dont le traité de Maastricht puis celui de Lisbonne ont élargi les compétences en organisant ses procédures de « codécision » avec le Conseil, a manifesté pendant cette période non seulement une activité législative intense, touchant à tous les domaines dans lesquels intervient l’Union européenne, mais aussi une volonté d’accroître son rôle politique et institutionnel. La politisation de l’institution s’est exprimée dès la campagne européenne de 2014 par la mise en place du système dit du « Spitzenkandidat ».

L’élection de Jean-Claude Juncker

Pour la première fois, le président de la Commission a directement procédé du Parlement. En effet, le principe a été retenu selon lequel le nouveau président de la Commission serait automatiquement la tête de liste du parti arrivé en tête du scrutin. C’est ainsi que Jean-Claude Juncker, chef de file du PPE (Parti populaire européen), a été imposé par les eurodéputés, conformément au choix de leurs électeurs, et non par les Etats membres, comme c’était la règle. Il n’est pas sûr que cette expérience soit renouvelée en 2019 mais elle a modifié en 2014, au bénéfice du Parlement, le rapport de force entre les institutions.

Cette innovation a renforcé les liens entre la Commission et le Parlement. Elle a consolidé à la fois la légitimité démocratique de Jean-Claude Juncker, qui s’est employé à développer la coopération entre les « deux institutions communautaires par excellence » face au Conseil, et le poids du Parlement, qui s’est donné un statut égal à celui de la Commission, organe historique de la Communauté européenne. Jean-Claude Juncker a ainsi défini la nouvelle relation entre les deux institutions : « Nous, le Parlement et la Commission, agirons dans l’intérêt général et je voudrais que nous le fassions ensemble ». De fait, assurent les auteurs, la Commission a été beaucoup plus présente dans les travaux du Parlement. Cette collaboration active a permis à Jean-Claude Juncker comme aux eurodéputés de peser davantage, dans l’esprit d’un régime parlementaire, sur les discussions entre Etats membres, dans un contexte marqué par la montée des forces populistes et nationalistes.

Rupture de la « grande coalition »

Autre signe de cette politisation, la rupture, à mi-mandat, de la « grande coalition » entre conservateurs et sociaux-démocrates a rendu plus fluide le jeu politique. Traditionnellement les deux principaux groupes du Parlement s’entendaient en particulier pour se partager la présidence. Après le mandat du social-démocrate Martin Schulz (2014-2017), c’était au tour des conservateurs du PPE d’occuper le perchoir. Le président du groupe socialiste, Gianni Pittella, a brisé l’accord en se portant candidat au motif que le PPE détenait déjà les présidences de la Commission et du Conseil. « Nous ne pouvons pas accepter la suprématie du PPE sur les trois institutions », a-t-il alors déclaré. Gianni Pittella a été battu par le candidat du PPE, Antonio Tajani, mais la « grande coalition » a été affaiblie, même si, dans les faits, elle a perduré, la logique pro-européenne poussant les deux groupes au compromis face aux eurosceptiques.

Le Parlement a choisi également d’affirmer son rôle politique en organisant des débats sur l’avenir de l’Europe destinés à favoriser une relance de l’Union européenne. Il a publié plusieurs rapports sur le sujet. Il a été associé aux discussions sur le Brexit, par le moyen d’un groupe de pilotage dirigé par l’ancien premier ministre belge Guy Verhofstadt. Surtout, il s’est posé en défenseur de l’Etat de droit face aux pays qui paraissaient violer les valeurs européennes, en particulier la Hongrie de Viktor Orban et la Pologne de Jaroslaw Kaczynski. Les eurodéputés ont adopté plusieurs résolutions. Ils ont demandé au Conseil d’engager une action contre ces deux Etats soupçonnés de graves atteintes à la démocratie. Par ces initiatives, les eurodéputés ont décidé d’aller au-delà de leur mission traditionnelle de législateur. Ils ont voulu un Parlement politique, comme Jean-Claude Juncker avait voulu une Commission politique.

Contrôle et « codécision »

Dans sa fonction législative, ce Parlement a exercé à la fois son pouvoir de contrôle et sa compétence de « codécision ». Pendant la législature, il a ainsi créé deux commissions d’enquête, l’une sur la mesure des émissions dans le secteur de l’automobile après le scandale du « Dieselgate », l’autre sur le blanchiment de capitaux, l’évasion fiscale et la fraude fiscale après la révélation des « Panama papers ». Il a mis sur pied cinq commissions spéciales, notamment sur la fiscalité (après le scandale des « Luxleaks »), le terrorisme (après les attentats de 2015-2016) ou les pesticides (en réponse aux « Monsanto papers »).

On n’énumérera pas ici toutes les lois adoptées par le Parlement. Citons-en quelques-unes, d’après le recensement de la Fondation Robert-Schuman. Dans le domaine de la sécurité, on rappellera la création du corps européen de garde-frontières et de garde-côtes (février 2016) et son renforcement (avril 2019), la révision du Code Schengen (février 2017), le renforcement du Système d’information Schengen (SIS – octobre 2018). On mentionnera aussi les
mesures de lutte contre le terrorisme et la radicalisation et, en particulier, le registre européen des données des passagers aériens (PNR), en avril 2016 après cinq ans de négociations. `

La directive sur les travailleurs détachés

En matière de protection des citoyens et consommateurs, l’une des mesures les plus importantes de cette législature est le règlement général sur la protection des données (RGPD), adopté en avril 2016 après quatre années de discussions, qui vise à protéger les citoyens européens contre la violation de leur vie privée et de leurs données. En même temps que le RGPD, les eurodéputés ont adopté une directive sur la protection des données personnelles dans le cadre de la coopération policière et judiciaire en matière pénale.

En matière de convergence sociale, un vote a suscité l’attention, notent les auteurs de l’étude : l’adoption de la révision de la directive sur les travailleurs détachés en mai 2018, qui a entériné le principe de salaire égal pour un travail égal quelle que soit la nationalité du travailleur, au terme d’une longue négociation avec les Etats membres et au sein du Parlement. La révision de la directive a été complétée en avril 2019 par l’adoption du Paquet mobilité, qui couvre le secteur du transport. Les parlementaires ont également approuvé une directive sur l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée des parents et des aidants de personnes malades, qui harmonise, en particulier, le congé paternité fixé à 10 jours minimum, ainsi que la création d’une Autorité européenne du travail pour lutter contre le dumping social.

Lié à la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales, le statut des lanceurs d’alerte a été traité par le Parlement. La directive sur le secret des affaires (avril 2017) introduit une définition commune des informations secrètes à valeur commerciale tout en garantissant la liberté des médias et la protection de leurs sources. Une seconde directive (avril 2019) garantit que les lanceurs d’alerte signalant des infractions à la législation de l’Union dans des domaines comme la fraude fiscale, le blanchiment de capitaux ou la protection des consommateurs ne pourront être l’objet de représailles.

Les politiques climatiques

En matière d’énergie et d’environnement, les eurodéputés ont joué, selon la Fondation Robert-Schuman, un rôle moteur dans les politiques climatiques, en particulier dans la définition des objectifs de l’efficacité énergétique. En février 2018 a été adoptée la révision du système européen des quotas d’émissions (SEQE) pour rendre le marché plus efficace. En novembre 2017, il avait été étendu au secteur de l’aviation. En janvier 2019, les députés ont adopté la directive interdisant l’usage des plastiques à usage unique d’ici à 2021.

Depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, le Parlement dispose d’un pouvoir d’approbation des traités commerciaux internationaux négociés par la Commission. Il a ainsi approuvé l’Accord économique et commercial global avec le Canada (février 2017), l’Accord de partenariat économique avec le Japon (décembre 2018), ainsi que les accords économiques et de protection des investissements avec Singapour (février 2019). En parallèle, il a adopté plusieurs mesures destinées à défendre les intérêts de l’Union face à des puissances commerciales plus agressives, en particulier la Chine (nouvelles règles anti-dumping en novembre 2017, introduction d’un mécanisme européen de filtrage des investissements étrangers en février 2019).

Enfin un texte attendu sur le droit d’auteur a été adopté en mars 2019. Une première version avait été rejetée en juillet 2018. Cette directive vise à adapter la législation européenne à l’ère numérique afin de permettre aux détenteurs de droits d’obtenir de meilleurs accords de rémunération pour l’utilisation de leurs œuvres sur internet tout en rendant les plateformes numériques responsables des contenus mis en ligne.

(1) L’étude de la Fondation Robert-Schuman qui sert de base à cet article est signée par Eric Maurice, responsable du bureau de Bruxelles, et trois assistantes de recherche, Chloé Hellot, Delphine Bougassas-Gaullier et Magali Menneteau.