Les Européens pris à contre-pied

L’Europe a été longue à réagir face aux événements de Tunisie et d’Egypte. Dans ses prises de position elle apparait à la remorque des Etats-Unis et les responsables communautaires qui sont en théorie chargés de la représenter sont restés étrangement silencieux et inactifs. La raison principale tient au fait que les soulèvements populaires dans le monde arabe démentent toutes les analyses faites par les Européens au cours des dernières décennies et les fondements de leur politique en Méditerranée.

Le communiqué du Conseil européen du vendredi 4 février sur les événements qui secouent le monde arabe avait été précédé par une déclaration de cinq chefs d’Etat et de gouvernement demandant une « transition rapide et ordonnée » en Egypte. Silvio Berlusconi et José Luis Zapatero se sont joints à Angela Merkel, Nicolas Sarkozy et David Cameron, qui s’étaient déjà prononcé dans ce sens trois jours avant. Il était grand temps que l’Europe se fasse entendre même si elle apparait à la remorque des Etats-Unis qui, depuis le début de la révolte populaire en Egypte, ont toujours eu une longueur d’avance. Ce décalage tient sans doute aux va-et-vient diplomatiques nécessaires avant que trois puis cinq dirigeants européens tombent d’accord sur un texte commun. Ce serait plus facile si l’Union européenne était en mesure de s’exprimer d’une seule voix. Malgré le traité de Lisbonne, la désignation d’un président « stable » du Conseil européen (Herman van Rompuy) et d’un Haut représentant pour la politique étrangère (Catherine Ashton), ce sont encore les (grands) Etats qui s’expriment sur les questions internationales. Les deux responsables désignés à cet effet sont peu loquaces. Mme Ashton a tout de même exprimé sa « préoccupation », ce qui est la moindre des choses.

La coprésidence perdue de l’Union pour la Méditerranée

La discrétion européenne a une cause plus profonde. La politique méditerranéenne de l’Europe, que ce soit la politique communautaire, ou celle des Etats membres, notamment de la France, est en capilotade. Quel que soit le sort d’Hosni Moubarak, Nicolas Sarkozy a perdu son coprésident de l’Union pour la Méditerranée. Les révoltes populaires en Tunisie et en Egypte montrent que les Européens sont, depuis des années, passés totalement à côté des réalités des pays arabes. L’Union pour la Méditerranée, comme le processus de Barcelone qui l’avait précédée, étaient fondés sur un triptyque trompeur : sécurité-stabilité-développement. Après les attentats du 11 septembre 2001, la situation au sud de la Méditerranée et au Moyen-Orient n’a été vue qu’à travers le prisme de la menace islamiste. Les régimes autoritaires qui promettaient en effet la sécurité et la stabilité, en ont tiré argument pour inciter les dirigeants européens à fermer les yeux sur les violations des droits de l’homme. La répression a été menée, et acceptée, au nom de la lutte contre le fondamentalisme.

Des observateurs et des experts de la région ont souvent attiré l’attention sur d’autres menaces minant la stabilité des régimes arabes autoritaires. L’islamisme était une parmi d’autres, comme l’incurie des Etats à assurer leurs responsabilités en matière de gouvernance et surtout la pauvreté. Les statistiques macro-économiques pouvaient être flatteuses, la croissance satisfaisante, mais la répartition des richesses, l’enrichissement des clans au pouvoir et la corruption privaient la plus grande partie des populations des bienfaits du développement.

Des bombes à retardement

Ces bombes à retardement ont été ignorées par les dirigeants européens, poursuivis par trois obsessions : l’immigration, l’énergie, le terrorisme. Certes les déclarations sur le respect des droits de l’homme et des valeurs « communes » n’ont pas manqué au cours des dernières années. Mais ce n’était trop souvent que des bonnes paroles sans conséquence. Le soutien aux sociétés civiles a été trop limité alors que les programmes de coopération un peu sérieux étaient négociés avec les régimes en place, améliorant leur image et aggravant leur capacité répressive. L’idée de conditionnalité entre la coopération économique et le respect des libertés fondamentales, contenue dans les accords de Barcelone, a été le plus souvent laissée de côté. Les partenaires de l’Europe du nord reprochent à la France de porter dans cet « oubli » une large part de responsabilité.

Sous prétexte de non-ingérence et de refus du néocolonialisme, l’Europe a peu aidé les sociétés civiles des pays du sud de la Méditerranée, ce qui ne les a pas empêchées de s’organiser elles-mêmes. Mais l’Europe a ainsi perdu l’occasion d’établir sur de nouvelles bases des relations avec ces peuples.

Dans la situation nouvelle créée par les révoltes en Tunisie et en Egypte, il faut inventer pour les relations nord-sud un autre « logiciel » (selon l’expression de l’opposant tunisien Kamel Jendoubi). Le « statut avancé » que l’UE voulait octroyer à la Tunisie de Ben Ali avec le soutien appuyé de la France, est dépassé. Il faut une aide massive, décentralisée, car la démocratie, si elle installe, ne réglera pas du jour au lendemain le sort des jeunes chômeurs. L’Europe ne pourra plus plaider pour la libre circulation des biens et des services et continuer à élever des obstacles à la libre circulation des hommes. Certains parlent déjà d’un plan Marshall, comme celui accordé par les Américains aux Européens après 1945. Mais qui paiera en ces temps de crise économique et de déficits budgétaires ? La Chine ?