Les Mistral de la discorde

Livrera, livrera pas ? La livraison du premier porte-hélicoptères de classe Mistral, commandé aux chantiers navals de Saint-Nazaire par la Russie, devait avoir lieu début novembre. Le bâtiment qui porte le nom de Vladivostok est prêt. Depuis plusieurs semaines, un équipage russe est sur place pour s’initier au maniement. Pourtant la livraison a été « suspendue » par François Hollande à cause de la guerre en Ukraine. Et la décision a été reportée à la mi-novembre.
Ce qui n’a pas empêché la DCNS, la société qui construit les Mistral (un deuxième, le Sébastopol, devrait être prêt dans quelques mois) d’avoir envoyé une lettre aux Russes pour les inviter à la remise officielle du Vladivostok, le 14 novembre. Le vice-premier ministre russe, Dmitri Rogozyne, s’est fait un plaisir de rendre publique cette invitation. Bévue, initiative individuelle d’un cadre trop zélé, tentative de pression sur le gouvernement français, volonté de créer un fait accompli ?
A l’Elysée, on affirme ne pas avoir été au courant de l’envoi de la lettre de la DCNS et on ajoute qu’aucune décision n’est encore prise. L’attitude de la Russie sera déterminante, dit-on. Pour le moment, la guerre dans l’est de l’Ukraine continue. Le cessez-le-feu décidé à Minsk le 5 septembre entre les autorités de Kiev et les séparatistes russes du Donbass, sous l’égide de Moscou et de l’Union européenne, n’est pas respecté. La Russie ne fait rien pour calmer ses partisans sur le terrain. Selon Kiev, elle a même renforcé ses livraisons de matériels militaires aux séparatistes.
La parodie d’élections qui s’est tenue le dimanche 2 novembre dans les régions de Donetsk et de Luhansk pour « légitimer » le pouvoir des rebelles a été « reconnue » par Moscou. Dans l’entourage de François Hollande, on s’interroge sur la signification de cette « reconnaissance » et on n’écarte pas une hypothèse « favorable » : ces élections auraient pour conséquence de donner à Kiev des interlocuteurs avec lesquels une solution pacifique pourrait être négociée.
C’est une interprétation qui, en l’absence de nouvelles provocations russes, pourrait permettre à Paris de se sortir d’un mauvais pas. Car les données du problème n’ont pas vraiment changé depuis le début de la crise ukrainienne. Signé en 2008 alors que la guerre russo-géorgienne était à peine terminée, le contrat sur la fabrication des Mistral est un héritage embarrassant de la présidence Sarkozy. D’un côté, il y a une affaire de 1,3 milliard d’euros, des centaines d’emplois à Saint-Nazaire, la parole de la France et sa crédibilité en tant que vendeur d’armes (on pense aux commandes de Rafale par l’Inde). De l’autre, la fourniture de capacités militaires modernes à un pays qu’on sanctionne d’autre part pour avoir, pour la première fois dans l’Europe de l’après-guerre froide, changé les frontières par la force. Même si les contrats déjà passés ne font pas partie des sanctions décidées par l’Union européenne à l’encontre de Moscou.
Quelle que soit la décision que la France prendra, elle sera « insultée », admet-on officieusement. Soit par nos alliés américains et nos partenaires est-européens, en premier lieu polonais et baltes ; soit par le Kremlin qui dénoncera la soumission de Paris aux diktats atlantiques et le coup porté aux liens traditionnels entre la France et la Russie. C’est un choix en effet. Il est à craindre que l’espoir un peu chimérique de rester un interlocuteur écouté par Vladimir Poutine ne l’emporte sur la solidarité européenne.