Georges Dumézil a pratiquement ressuscité l’histoire des Ossètes en établissant l’origine indo-européenne de sa langue et de sa religion. Cette recherche, qu’il avait entreprise dès les années 1930, a permis d’ouvrir une nouvelle étape dans la connaissance de l’histoire du Caucase.
L’histoire du peuple ossète, qui ne s’est installé que tardivement au milieu du Caucase, est à la fois fascinante et étrange. L’analyse linguistique a montré que les Ossètes étaient des descendants lointains des Scythes, ensemble de peuples indo-européens qui ont nomadisé dans toute l’Europe durant l’Antiquité et avec lesquels les Romains ont eu longtemps maille à partir. Plus précisément, les Ossètes sont les descendants directs d’un peuple que l’on croyait depuis longtemps disparu, les Alains, qui parlaient une langue intermédiaire entre le scythique et l’ossète. C’était une branche des Scythes qui a longtemps occupé l’espace entre la Crimée et le Caucase. C’est à partir de là qu’ils ont lancé jusqu’au Ve siècle de terribles raids à travers toute l’Europe, et jusqu’en Afrique du Nord. Ils ont fini par être vaincus par les Wisigoths en Espagne, avant de s’évanouir, comme fondus dans le paysage et sortis de l’histoire. Mais leurs descendants sont restés présents dans les plaines autour du Caucase. C’est sous la pression des Huns qu’ils ont fini par se réfugier dans les montagnes.
Si la Géorgie, l’Arménie et une majorité du petit peuple des Ossètes sont chrétiens, tous les autres peuples du Caucase sont musulmans. Mais sous le vernis du christianisme et de l’islam subsiste chez tous, profondément, un paganisme multimillénaire. Nous connaissons ces religions païennes à la fois grâce aux traditions orales recueillies sur place et aux écrivains grecs et latins de l’Antiquité qui nous renseignent sur les vieilles croyances des Caucasiens. Ils se référaient à un dieu suprême et, à côté de lui, à une multitude de divinités secondaires mais qui jouaient un rôle dans chaque circonstance de la vie. Or les pratiques propres à ces religions païennes du Caucase n’ont jamais été vraiment abandonnées, même à l’époque soviétique. Jusqu’à une date récente, chez les chrétiens comme chez les musulmans, on sacrifiait encore, souvent en grande quantité, des boeufs et des moutons. L’Eglise orthodoxe s’est adaptée à ces pratiques. L’islam, qui est venu plus tardivement, n’a pas non plus réussi à modifier en profondeur ces coutumes.
Au XVIIIe siècle, sous Catherine II, les Russes ont entrepris une conquête lente mais méthodique du Sud, en direction de la mer Noire et de la Caspienne. Cette entreprise s’est développée au XIXe siècle pour devenir une véritable guerre coloniale. La résistance des peuples caucasiens, en particulier celle des Tchétchènes-Ingouches, est extrêmement vive. Les troupes du tsar Nicolas II ripostent par des opérations de terre brûlée, chassant ou massacrant les populations de villages entiers. De nombreux Caucasiens fuient en Turquie, et des groupes entiers sont transplantés après un accord conclu entre Moscou et Istanbul.
On sait comment les bolcheviques ont mis fin, eux aussi, aux espoirs d’indépendance qu’avaient caressés tous ces peuples au début de la révolution. En 1923, tout était à peu près rentré dans l’ordre, soviétique. Paradoxalement, c’est peut-être grâce à la politique des nationalités poursuivie par les Soviétiques pour s’assurer un contrôle parfait de la région que la plus grande partie des langues caucasiennes a pu survivre jusqu’à nous. Les conquérants tsaristes avaient strictement interdit l’emploi des langues locales et entrepris une russification forcée, linguistique et culturelle. Certaines de ces langues étaient pratiquées par des groupes si faibles en nombre qu’elles auraient fini par disparaître sous l’effet de l’interdiction. Les Soviétiques, poursuivant un objectif qui leur était propre, se sont employé à faire renaître ces langues, à leur donner une écriture, et même à en faire des langues officielles.
Conquis et absorbés par leur puissant voisin du Nord, les peuples et les pays caucasiens, longtemps absents de la scène internationale, ont fait une rentrée brutale dans l’histoire après la chute de l’empire soviétique. Et ils ne sont pas près d’en sortir. Car le Caucase est devenu l’enjeu d’une nouvelle compétition entre la Russie et l’Occident pour les ressources pétrolières de la Caspienne et de l’Asie centrale, et plus largement pour le contrôle d’une région dont la position stratégique entre l’Europe et l’Asie est redevenue primordiale.