Les Tunisiens entre désillusion et violences

Les Tunisiens sont appelés aux urnes le 26 octobre pour élire un nouveau Parlement avant une élection présidentielle dont le premier tour aura lieu fin novembre. Deux principales forces semblent émerger, les islamistes de Ennahda et les sécularistes du parti Nida Tounès, dans lequel se retrouvent quelques anciens du régime Ben Ali. Les formations représentant la "révolution de jasmin" de 2010-2011 risquent d’être marginalisées. Outre la déception d’une grande partie de la population due à la situation économique, les nouvelles autorités devront faire face aux violences terroristes et mafieuses qui perdurent aux frontières du pays.
Cet article est la synthèse de deux études de l’International Crisis Group consacrées à la Tunisie. Les textes intégraux sont disponibles sur le site www.crisisgroup.org

Manifestation en Tunisie 2012
Par khaled nciri (Flickr : kasbah-ekbes) via Wikimedia Commons

De juillet à décembre 2013, la Tunisie a connu une crise politique dont les éléments de sortie n’étaient pas fournis d’avance, mais dont l’issue était assez claire : violences ou compromis. Depuis la promulgation de la Constitution et la nomination d’un nouveau gouvernement indépendant dit de technocrates, remplaçant la troïka emmenée par le parti islamiste Ennahda, en janvier dernier, le pays est entré dans une nouvelle phase de transition. Si celle-ci semble moins agitée que la précédente, son issue demeure tout aussi incertaine. L’enjeu de la période actuelle est de prolonger le consensus issu du dialogue national et de préparer le prochain rendez-vous électoral, qui va suspendre en partie le compromis, tout en prévenant le retour de la polarisation. Plutôt que de se concentrer de manière exclusive sur un partage du pouvoir qui implique l’équilibre électoral entre islamistes et sécularistes, les forces politiques devraient aussi envisager les scénarios les plus inattendus, s’entendre pour limiter le pouvoir des gagnants et garantir la sérénité des perdants.

Le risque de la polarisation

Les élections présidentielle et législatives pourraient, en effet, engendrer nombre de laissés pour compte et produire la majorité suffisante pour qu’islamistes et sécularistes constituent un front excluant l’autre. Dans tous les cas, les résultats pourraient être remis en cause et la polarisation extrême réapparaitre, malgré le caractère consensuel et démocratique de la nouvelle Constitution.
Si les chefs des principaux partis affirment que les résultats du scrutin seront équilibrés, dans le même temps, les bases militantes reportent leurs espoirs politiques sur celui-ci. Nombre d’islamistes estiment qu’ils récupéreront le pouvoir après les élections à la tête d’une nouvelle coalition gouvernementale, pendant que certaines franges sécularistes comptaient sur le gouvernement du nouveau Premier ministre, Mehdi Jomaa, pour « désislamiser » l’administration – suffisamment, du moins, pour que le rendez-vous électoral leur apparaisse crédible et équitable.
La scène politique est en pleine mutation et l’alliance envisagée par les deux principales formations, l’islamiste Ennahda et le séculariste Nida Tounes, pourrait entrainer, à l’issue des élections, la marginalisation de nombre de partis et personnalités politiques. Quant au scénario d’une large alliance parlementaire intégrant les représentants des organisations les plus importantes, celui-ci implique un résultat électoral équilibré entre islamistes et sécularistes, qui est, pour l’heure, hypothétique.

Garder l’esprit de compromis

Plusieurs difficultés pourraient, en effet, remettre en question ces scénarios de coalition et d’équilibre des forces : reproduction des grandes lignes du code électoral de 2011 qui avait encouragé l’inflation des listes électorales et bénéficié au camp islamiste resté uni ; précarité de la situation économique, sociale et sécuritaire ; désaffection à l’égard du politique et donc fort taux d’absentéisme ; et diminution de la capacité d’encadrement des partis et de la centrale syndicale.
Les grandes forces politiques devraient donc conserver l’esprit de compromis de la dernière sortie de crise tout en acceptant la compétition politique. Elles devraient également se rassurer mutuellement à propos de la transparence du scrutin et s’acco¬r¬der sur des règles minimales d’acceptation réciproque ainsi que des objectifs politiques extraconstitutionnels, notamment économiques et sécuritaires. Enfin, réfléchir aux règles du jeu de la gouvernance quelle que soit l’issue des prochaines élections permettrait de rassurer chaque camp et d’ancrer la stabilité politique dans une optique de démocratisation de l’Etat plutôt que de calculs de partage du pouvoir.

Les menaces aux frontières

Si la Tunisie est capable de surmonter avec succès ses crises politiques, le pays semble moins préparé à absorber le choc d’attaques djihadistes plus importantes. L’inquiétude grandit à cause de la montée des violences à la frontière algérienne, le chaos libyen et l’avancée de l’islamisme radical au Moyen-Orient, mais également du discours antiterroriste ambiant. Caisse de résonnance des conflits qui agitent la région, le pays a besoin d’aborder la question terroriste de manière sereine et dépolitisée, malgré les enjeux internationaux. La lutte contre le terrorisme et la lutte contre le crime organisé sont indissociables. Le gouvernement gagnerait ainsi à accompagner ses mesures sécuritaires par des mesures économiques et sociales destinées à ramener les populations frontalières dans le giron de l’Etat.
Depuis 2013, l’alliance entre trafiquants d’armes et de drogues et cellules djihadistes armées parait se renforcer sensiblement dans les régions limitrophes. Les grands réseaux du trafic illicite nourrissent les violences aux frontières, hâtivement qualifiées de « terroristes » par la plupart des médias. Celles-ci pourraient s’accroitre dangereusement si l’aggravation du conflit libyen entrainait de sérieuses retombées économiques et politiques.

Le même sort que la Libye ?

La crise sociale dans le sud du pays, l’alliance solide entre cartels et djihadistes, la polarisation idéologique entre islamistes et sécularistes renforcée par les tensions régionales pourraient former un mélange explosif. Nombre d’électeurs et de candidats aux élections législatives et présidentielle partagent la crainte de l’échec du processus électoral, un sentiment d’insécurité et la peur de subir le même sort que d’autres pays de la région. Le durcissement de la sécurité et les représailles de groupes djihadistes affaiblis forment un cercle vicieux. Le gouvernement indépendant dit de « technocrates » de Mehdi Jomaa joue sur la fibre antiterroriste. Il oriente les préoccupations des classes moyennes éduquées vers l’extrémisme religieux, ce qui risquerait de ressusciter la polarisation idéologique entre islamistes et sécularistes, si un attentat touchait le pays en plein cœur.
Afin de se prémunir vis-à-vis d’une nouvelle crise, les autorités gagneraient à prendre deux mesures principales. La première serait de renforcer leur présence dans les zones limitrophes grâce à une politique de développement dont les signes pourraient rapidement être perçus par les habitants des frontières. La deuxième serait d’appliquer une stratégie antiterroriste efficace et mesurée, à l’opposé du traitement médiatique récent qui accroit la phobie antidjihadiste en entretenant indirectement l’amalgame entre les différentes formes d’islamisme.
Les enjeux idéologiques régionaux et internationaux sur la question islamiste certes concernent la Tunisie, mais ceux-ci ne devraient pas déterminer son avenir.
Dans l’immédiat, il est important que les principales forces politiques, syndicales et associatives, islamistes et non-islamistes, mettent en œuvre une approche consensuelle de la sécurité publique et que les autorités adoptent un discours antiterroriste serein, prévenant le retour d’une polarisation idéologique entre islamistes et sécularistes. De même, il serait souhaitable que le gouvernement intensifie la coopération sécuritaire avec le voisin algérien, concrétise le projet de création d’une agence nationale de renseignement et dialogue avec les cartels situés aux frontières afin que ceux-ci acceptent de cesser le négoce de produits dangereux et éventuellement que certains collaborent à l’avenir sur le plan sécuritaire avec l’Etat tunisien. L’ensemble de ces mesures contribuerait, au bout du compte, à éviter que les habitants des frontières ne s’éloignent de façon irrémédiable de l’Etat et soient tentés, à moyen terme, de s’y opposer de façon frontale en rejoignant des groupes armés djihadistes criminels.